Emmanuel Ntoutoume Ndong, inspecteur général des finances, diplômé de l’École nationale d’administration de Paris (promotion «Liberté, Égalité, Fraternité» – 1987-1989), procède ici à une petite phénoménologie des relations entre la France et l’Afrique. Brossant un tableau de la Francafrique, cette «nébuleuse interlope qui opère en marge des circuits et des procédures officiels, et qui se nourrit du pillage de l’Afrique», ce docteur en philosophie, spécialiste d’Heidegger, pense que les nouvelles générations africaines, «formées dans les universités occidentales et déterminées à prendre leur destin en mains, ne sont pas disposées à accepter aujourd’hui ce que leurs grands-parents et parents ont accepté hier, soit par ignorance, soit par faiblesse».
« Il ne peut y avoir d’amitié qu’entre égaux » disait Aristote. Cette sentence n’a jamais été aussi vraie que vue sous l’angle de la relation que la France entretient avec l’Afrique noire. Les officiels français ne manquent pas une occasion pour claironner l’amitié séculaire qui lie leur pays au continent noir. Emmanuel Macron va encore plus loin, puisque pour lui, « ce devrait être une histoire d’amour ».
Du côté africain, ceux qui ont été placés à la tête des États par la France, et qui lui doivent de s’y maintenir ad vitam aeternam, n’ont aucun intérêt à contredire cette imposture. Redevables à la France à cause du soutien qu’elle assure à leurs régimes, ils n’ont d’autre choix que de l’accréditer et de rester « conformes », selon le mot de Mongo Beti.
Mais il n’existe pas d’amitié, ni d’amour, sans preuves de l’amitié ou de l’amour. De nombreux faits rapportés par l’histoire et certains événements de l’actualité politique récente contredisent cette présentation idyllique des choses. En effet, si l’on admet que l’amitié, tout comme l’amour, procèdent du consentement mutuel, de la libre acceptation de l’autre considéré comme égal, il faudra trouver un autre mot pour qualifier cette relation. Le terme approprié ici serait plutôt celui de viol.
La France a joué un rôle déterminant dans tous les événements funestes qui ont marqué la rencontre entre l’Europe et de l’Afrique, de la traite négrière, à la colonisation et la néo colonisation actuelle, en passant par le dépeçage de 1884. Le survol de l’histoire de la relation entre la France et l’Afrique montre qu’à aucun de ses grands moments, cette relation n’a été, ni librement consentie, ni égalitaire. A la place des preuves d’amitié ou d’amour, les africains n’ont eu droit qu’à la violence, à la contrainte, à la soumission et à la prédation de leurs ressources, ce qui confirme a posteriori la déclaration attribuée au général de Gaulle, selon laquelle « la France n’a pas d’amis, mais des intérêts ».
La France a été l’une des principales instigatrices de la traite négrière. En effet, c’est en 1718, sous Louis XIV, que Colbert décréta le fameux Code noir dont l’objet était de légaliser la marchandisation des noirs et de légitimer la négation subséquente de leur humanité. La France a été si active dans le commerce triangulaire qu’il subsiste de nombreux vestiges de cette activité dans certaines de ses grandes villes portuaires de la façade atlantique. Or, il est admis que la traite négrière est l’une des principales causes de la régression économique et politique de l’Afrique noire. La traite négrière n’a pas seulement affaibli l’Afrique en la vidant de ses populations les plus actives, elle a aussi freiné les processus d’intégration sociologique qui, partout ailleurs, ont permis l’émergence des Etats-Nations.
La France est incontestablement l’une des grandes bénéficiaires du découpage de l’Afrique qui a débouché sur les micro-États actuels. C’est en effet lors de la Conférence de Berlin, ouverte le 15 novembre 1884, sous la présidence du Chancelier allemand Bismarck, que quatorze nations européennes, dont la France, se sont arrogées le droit de se partager l’Afrique, de la découper en menues entités sans âme, de disposer de ses populations et de prendre possession de ses ressources naturelles et culturelles, sans que l’avis des africains ait été requis, aucun noir n’ayant pris part à ce conclave inter-européen.
Est-il étonnant, dès lors, de trouver la France dans le peloton de tête des puissances colonisatrices de l’Afrique ? Mais la colonisation n’a été, ni un long fleuve tranquille, ni une œuvre civilisatrice désintéressée, ni une histoire d’amitié, ni d’amour librement consentie et fondée sur l’égalité. Elle a été une entreprise de destruction massive, de massacres, de soumission et de prédation.
Le plus préoccupant est que la France n’a jamais voulu réellement décoloniser l’Afrique. Elle y a été contrainte par le contexte particulier de la fin de la 2e guerre mondiale, par l’évolution des peuples et la marche générale du monde. Contrairement à l’Angleterre qui a su consentir de véritables indépendances à ses anciennes colonies, la France n’a octroyé que des indépendances sous contrôle et dénuées de toute souveraineté. Plusieurs exemples en attestent. A part l’Algérie qui a pu conquérir son indépendance au terme d’une guerre de libération nationale qui a duré plusieurs années et fait des millions de morts, et le président Hamed Sekou Toure qui a eu l’outrecuidance de prendre le général de Gaulle au mot en déclarant immédiatement l’indépendance de la Guinée en 1958, les quatorze autres anciennes colonies ont signé les yeux fermés des accords de coopération militaire, diplomatique, économique et monétaire, qui ne sont en réalité que la sophistication des propositions déjà énoncées par le général de Gaulle, d’abord dans son discours de Brazzaville du 30 janvier 1944, où il évoqua pour la première fois la possibilité « d’associer les africains chez eux à la gestion de leurs propres affaires », ensuite dans celui du 24 août 1958 de Brazzaville où il lança l’idée d’une « Communauté » entre la métropole et les territoires d’Afrique noire, dans laquelle « chacun aura le gouvernement libre et entier de ses affaires intérieures à l’exclusion de tout ce qui relève de l’économie, de la monnaie, de la diplomatie et de la défense ».
C’est ce qui explique que tous les leaders africains qui ont choisi s’écarter de cette voie royale aient été férocement combattus, à l’exemple de l’ancien président guinéen victime de plusieurs tentatives de déstabilisation. Il en a été de même pour les indépendantistes camerounais de l’Union des Peuples du Cameroun (UPC) qui ont été pourchassés, combattus et exterminés. La France a fait la guerre à l’Indochine, perpétré des massacres à Madagascar, en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Mali, en Haute Volta, sur des peuples dont le seul tort était de vouloir disposer d’eux-mêmes.
Trois aspects des relations franco-africaines qui apparaissent comme des anomalies attestent du caractère fictif des indépendances octroyées au début des années 60 : les intrusions récurrentes de la France dans la dévolution du pouvoir d’Etat dans les pays d’Afrique francophone ; le caractère ad hoc des rapports que l’Etat français entretient avec les États d’Afrique francophone ; et le maintien du franc CFA.
S’agissant de la première anomalie, plus personne en Afrique n’ignore le poids de la France dans le choix de ceux qui dirigent nos États. Plusieurs événements récents, au Gabon, comme dans certains autres pays africains, montrent qu’il faut obligatoirement avoir la bénédiction de la France pour devenir chef d’Etat, et que les leaders qui ont pu s’imposer à la tête de leurs pays sans cette bénédiction ont été combattus, déstabilisés, destitués et parfois, malheureusement, assassinés.
La deuxième anomalie traduisant cette mainmise réside dans l’étrangeté des rapports que l’Etat français entretient avec les Etats d’Afrique noire francophone. Ces relations ne s’inscrivent pas dans le cadre normal des rapports d’Etat à État, ni régies par des procédures officielles. Elles sont, au contraire, animées à travers une nébuleuse interlope dénommée la Francafrique qui opère en marge des circuits et des procédures officiels, et qui se nourrit du pillage de l’Afrique. La preuve de cette étrangeté est que les relations diplomatiques entre la France et les pays africains relèvent, non pas du ministère des Affaires Étrangères, mais de celui de la Coopération, sous la supervision directe de l’Elysée.
La troisième anomalie est constituée par la survivance du franc CFA créé en 1945, à la fin de la 2e guerre mondiale. Tous les experts sont désormais unanimes pour dire que le franc CFA est le principal obstacle au décollage économique de l’Afrique francophone et à son industrialisation. Or, il n’y a ni indépendance, ni souveraineté, sans la maîtrise de l’outil monétaire.
Il est cependant juste, à ce niveau du propos, de distinguer entre la France comme entité géographique et comme peuple, et l’Etat français et son bras séculier : la Francafrique comme instrument de mise sous tutelle et de pillage de l’Afrique, entre les valeurs universalistes véhiculées par la France des lumières, celle de Montesquieu et de Rousseau, et les pratiques des élites françaises observées en Afrique.
La Francafrique abolit les clivages partisans et transcende les alternances politiques. Elle a un versant politique longtemps incarné par Jacques Foccart, en charge des affaires africaines auprès du général de Gaulle. C’est lui qui sélectionnait les dirigeants africains, non pas sur des critères de compétence, de popularité, ni de patriotisme, mais sur leur capacité de reptilisation et de soumission. Il a commandité la chasse et l’extermination des leaders indépendantistes africains. Ce rôle est joué aujourd’hui dans le gouvernement d’Emmanuel Macron par Jean-Yves Le Drian.
Mais la Francafrique a aussi un versant économique représenté par le capitalisme d’Etat français dont les acteurs les plus emblématiques sont : Total, Bouygues et Bollore, et par la survivance du franc CFA. On sait le rôle néfaste joué par ELF devenu Total dans l’exploitation du pétrole africain. Un procès retentissant s’est tenu à Paris à la fin des années 80, à l’issue duquel cette société a été condamnée pour corruption des dirigeants africains. L’ancien PDG qui a écopé de la prison ferme, sans doute pour exprimer son dépit, a décrit par le menu le système de corruption généralisée mis en place depuis le général de Gaulle, à la fois pour arroser les élites des deux côtés, et pour contrôler les chefs des États producteurs de pétrole. On sait que ELF devenu Total a commandité et financé des coups d’Etats et des assassinats d’opposants politiques en Afrique pour maintenir ou placer des personnes à la dévotion des intérêts français. Aujourd’hui Bouygues et Bollore se taillent la part du lion des marchés publics en Afrique francophone, souvent en violation des codes des marchés publics en vigueur en France et dans ces pays. Il y a quelques mois, un scandale vite étouffé a éclaté au Sénégal suite à la démission du ministre des Mines en désaccord avec le président Macky Sall, qui a préféré offrir le marché de l’exploitation du gaz sénégalais à Total arrivé pourtant troisième lors des appels d’offres, alors que les deux premières entreprises présentaient des propositions plus avantageuses pour le Sénégal. En Côte d’Ivoire, le chantier du métro d’Abidjan avait été chiffré du temps du président Laurent Gbagbo à 200 milliards de francs CFA par l’expertise ivoirienne. A la suite d’arrangements ad hoc ultérieurs entre Bouygues et le président Alassane Dramane Ouattara, ce chiffre est monté, on ne sait par quelle alchimie, à 1000 milliards de francs CFA.
Le 26 février dernier, Vincent Bollore a été condamné par la justice française pour corruption dans l’affaire du port de Lomé. Quand on sait que cet homme d’affaires breton, ami personnel de Sarkozy, contrôle la presque totalité des ports africains, il n’est pas difficile d’imaginer l’ampleur des scandales à venir.
Au terme de ce survol, il apparaît clairement que la relation entre la France et l’Afrique n’est pas, et peut pas être une relation d’amitié, encore moins d’amour. Les africains n’ont pas demandé qu’on les réduise en esclavage, ni qu’on les colonise. C’est par la ruse et par la force des armes que la France s’est imposée à l’Afrique. Depuis le début des années 60, la France se maintient en Afrique contre la volonté des peuples africains. Si l’on peut parler d’amitié ici, il ne peut s’agir que de celle qui existe entre les élites dirigeantes françaises et leurs homologues africaines.
Mais les élites politiques et économiques françaises tardent à s’ajuster. Elles n’ont pas encore opéré la révolution épistémologique permettant une « normalisation » des rapports de leur pays avec l’Afrique. C’est à ce niveau que se situe l’incompréhension qui s’est installée entre la posture paternaliste française forgée par des siècles de traite négrière, de colonisation, et aujourd’hui de néocolonialisation, et les nouvelles générations africaines. Formées dans les universités occidentales et déterminées à prendre leur destin en mains, elles ne sont pas disposées à accepter aujourd’hui ce que leurs grands-parents et parents ont accepté hier, soit par ignorance, soit par faiblesse. Si la France devait persister dans cette posture anachronique que rien ne peut justifier au 21e siècle, le sentiment anti français dénoncé par Emmanuel Macron ne pourrait que s’amplifier, au risque de se transformer en haine.
Emmanuel Ntoutoume Ndong,
Diplômé de l’École nationale d’administration de Paris (promotion «Liberté, Égalité, Fraternité» – 1987-1989), inspecteur général des finances et docteur en Philosophie.