La proposition de loi portant reconnaissance légale et fixant le régime juridique du mariage coutumier en République gabonaise, présentée par le sénateur Ernest Ndassiguikoula, divise l’opinion. Dans cette interview accordée à Gabonreview, le Pr Etienne Nsié, agrégé des universités et enseignant de droit à l’Université Omar Bongo (UOB), se prononce sur la pertinence de ce projet, tout en proposant une solution consensuelle aboutissant à une mutation de la conception du mariage (pour la prise en compte du mariage coutumier).
Gabonreview : Quelles sont les réelles motivations de cette proposition de loi ?
Pr Etienne Nsié : La proposition de la légalisation du mariage coutumier ne date pas d’aujourd’hui. Dans la période contemporaine, une première proposition de loi a été présentée en 2009. Elle visait aussi à légaliser le mariage coutumier, en alignant son régime juridique sur celui du mariage régi par le code civil. Cette proposition n’a pas prospéré. En 2010, l’exécutif a mis en place deux commissions appelées à réfléchir sur les mariages coutumier et religieux. Officiellement, les travaux de ces commissions n’ont pas donné lieu à la présentation d’un projet de légalisation du mariage coutumier.
La proposition de loi présentée par le sénateur Ernest Ndassiguikoula s’inscrit dans ce contexte puisqu’elle a pour objet la légalisation du mariage coutumier, et la détermination de son régime juridique.
Il faut bien comprendre les termes du débat. A la suite du législateur colonial qui a combattu certaines institutions familiales africaines, le législateur national a, dans la loi du 31 mai 1963, non seulement supprimé la dot mais aussi pénalisé son versement et sa réception. Comme le législateur colonial, le législateur national a considéré que la pratique de la dot portait atteinte aux droits de la femme, ce d’autant plus que l’on pouvait épouser une jeune fille impubère, voire une fille qui n’était pas encore née. Ce sont les demandes de plus en plus excessives des parents de la future mariée qui ont contribué à dévaloriser une institution séculaire à laquelle le corps social semble particulièrement attaché.
La légalisation du mariage coutumier vise donc à lever l’interdiction du versement et de l’acceptation de la dot. Autrement dit, légaliser le mariage coutumier revient à autoriser à nouveau le versement et l’acceptation de la dot, qui en est la clé de voûte.
Si la proposition de loi était votée par la représentation nationale, on aurait donc, au Gabon, deux mariages : le mariage civil régi par le code civil et le mariage coutumier en principe régi par la coutume.
La prudence de mon propos s’explique par le fait que le sénateur Ernest Ndassiguikoula ne veut pas seulement légaliser le mariage coutumier. Il souhaite aussi en déterminer le régime juridique. Cela signifie que la proposition de loi fixera les conditions de formation et les effets du mariage coutumier.
Il faut donc clairement faire la distinction entre la reconnaissance légale du mariage coutumier qui consiste à autoriser le versement et la suppression de la dot. Ce qui implique d’abroger la loi du 31 mai 1963, pour que le mariage célébré selon la coutume soit dans l’ordonnancement juridique. Dès lors, il pourra produire des effets de droit à l’égard des futurs époux, de leurs enfants et familles. Ce sont ces effets qui forment ce que l’on appelle le régime juridique.
Les motifs évoqués sont-ils recevables au regard du droit?
Tous les projets ou propositions de légalisation du mariage coutumier sont fondés sur une même cause. Il s’agit de réconcilier juridiquement la société avec ses valeurs sociales profondes et traditionnelles, comme il est dit dans le préambule de la constitution. Il y aurait donc un fondement constitutionnel non pas à la légalisation du mariage coutumier, mais à la prise en compte de ces valeurs dans les lois nationales, particulièrement celles qui régissent le mariage, le divorce ou les successions. Toutefois, une chose est de légaliser le mariage coutumier, une autre est d’en fixer le régime juridique. En toute logique, puisque le mariage coutumier est célébré selon les règles coutumières, il est aussi régi par ces règles. Or, les différents projets et propositions de légalisation, y compris la proposition du sénateur Ernest Ndassiguikoula, s’intéressent aussi au régime juridique du mariage civil, comme si la coutume ne prévoyait pas des dispositions relatives aux effets du mariage. En procédant ainsi, les promoteurs de ces projets ou propositions admettent, implicitement, que certaines règles coutumières peuvent heurter de front la Constitution. Il en est particulièrement ainsi du statut de la femme qui, c’est le moins de l’on puisse dire, n’est pas, du point de vue de la coutume, l’égal de l’homme, alors que la constitution proclame l’égalité des citoyens devant la loi, et que le Gabon a souscrit des engagements internationaux desquels il résulte notamment que l’homme et la femme sont égaux dans et après le mariage. D’ailleurs, de nombreux effets du mariage civil sont en contradiction avec la Constitution, de sorte que calquer les effets du mariage coutumiers sur les effets du mariage civil revient à perpétuer la domination de l’homme sur la femme dont la capacité juridique n’est pas pleinement et entièrement reconnue.
C’est l’une des raisons fondamentales qui me conduit à rejeter l’idée d’une légalisation pure et simple du mariage coutumier.
Au regard de cette base constitutionnelle, le mariage coutumier est-il juridiquement compatible avec le mariage civil?
Le mariage civil et le mariage coutumier sont deux mariages aux conceptions diamétralement opposées. Le mariage civil est un contrat qui donne naissance à une famille, la famille légitime, à la suite de l’échange des consentements devant l’officier d’état civil qui célèbre le mariage. Il s’infère de ce mariage une conception étroite de la famille qui fait prévaloir l’individu sur le groupe. Dès lors que les futurs époux sont majeurs, ils peuvent contracter mariage, même si leurs familles respectives si opposent. Les parents ne sont appelés à consentir au mariage que si l’un au moins des futurs époux est mineur. Le régime juridique de ce mariage civil, qui est laïc, est prévu par le code civil qui s’est largement inspiré du droit français en vigueur avant 1972.
A l’inverse, le mariage coutumier ne donne pas naissance à une famille. Il consacre une alliance entre deux familles qui préexistent. Cette alliance est scellée par le versement de la dot par la famille du futur marié à la famille de la future mariée. L’alliance nait au moment de l’acceptation de la dot par la famille de la femme. En outre, le mariage coutumier est célébré par les représentants des deux familles, selon la coutume de la femme, comme cela est d’ailleurs rappelé dans la proposition de loi du sénateur Ernest Ndassiguikoula. En principe, le régime juridique du mariage coutumier est prévu par la coutume.
Toute la difficulté à laquelle est confronté le législateur vient de ce qu’il est appelé à légaliser le mariage coutumier, tout en déterminant son régime juridique. Quel que soit l’angle d’attaque, il va de soi que ce régime juridique sera forcément calqué sur le régime juridique du mariage civil. L’article 4 de la proposition de loi en atteste puisqu’il renvoie à l’application des articles 203 (âge matrimonial), 216 et 217 (empêchements à mariage) du code civil. La question des empêchements à mariage est d’ailleurs emblématique de l’opposition de régime juridique entre le mariage coutumier et le mariage civil. En effet, en droit coutumier, le mariage est interdit entre personnes qui reconnaissent appartenir au même clan. Cette interdiction s’explique par le fait que ces personnes sont issues de la même famille, et que toute union entre ces personnes serait incestueuse. A l’inverse, les articles 216 et 217 du code civil interdisent le mariage entre frères et sœurs (famille par le sang), oncle et nièce ou tante et neveu (les collatéraux), adoptant et adopté ou enfants adoptés d’une même personne (famille adoptive) ou entre alliés, sauf décès de la personne qui a donné naissance à l’alliance (le lévirat). Quoi qu’en dise la Cour de cassation, les articles 216 et 217 du code civil ne font aucune référence à la famille clanique.
C’est dire que la conception des empêchements à mariage dépend étroitement de la conception de la famille et du mariage. Dans le même ordre d’idées, l’article 12 de la proposition de loi renvoie aux articles 252 et 253 du code civil qui consacrent la prépondérance masculine en faisant de l’homme le chef de la famille auquel la femme doit obéissance. Or, il est unanimement admis que le mariage coutumier ne donne pas naissance à une famille. L’homme ne peut donc en être le chef. A la rigueur, on peut considérer que l’homme et la femme coutumièrement mariés forment un ménage qui intègre la famille de l’homme.
D’une manière générale, calquer les effets du mariage coutumier sur les effets du mariage civil fausse les termes du débat car il y a là une dénaturation du mariage coutumier.
La légalisation du mariage coutumier implique-t-elle la mise à l’écart du mariage civil? Les deux peuvent-ils coexister ?
Non, en principe puisque les deux mariages vont coexister. Je constate toutefois une ambigüité dans la proposition du sénateur Ernest Ndassiguikoula. Elle vient de ce que les effets du mariage coutumier qu’il propose sont limités, du vivant des époux, « à la qualité d’ayant-droit pour l’accès aux soins de santé et aux prestation de sécurité sociale » et « aux bénéfice des titres de transport pour congés et affectation », au décès de l’un des époux, « au droit à la pension du survivant ». Rien n’est dit sur les rapports personnels ou pécuniaires entre époux. Cette limitation des effets du mariage conduit à se demander si la proposition du sénateur Ernest Ndassiguikoula consacre un véritable mariage, avec toutes les conséquences qui s’en infèrent, aussi bien dans les rapports entre époux, que dans les rapports avec leurs enfants ou leurs familles respectives. Tout se passe comme si, à l’issue de la célébration du mariage, les époux n’accèdent pas véritablement au statut d’époux. Si tel était le cas, on serait en présence d’un mariage «canada dry », d’un ersatz ou d’un succédané de mariage.
En cas de coexistence de ces deux types, lequel protégera mieux le droit de la famille?
En réalité, la conception du mariage dépend étroitement de la conception de la famille. A cet égard, la coexistence éventuelle des deux mariages signifie que la société gabonaise n’a pas encore fait le choix d’une conception consensuelle de la famille. Sociologiquement, la famille regroupe tous ceux qui reconnaissent descendre d’un ancêtre commun, même imaginaire. Il s’agit de la famille clanique, aux dimensions parfois inimaginables car elle peut déborder les frontières nationales. A l’opposé, la famille du code civil est une famille conjugale, née de l’échange des consentements au moment de la célébration du mariage par l’officier de l’état civil, et regroupant les parents et leurs enfants.
La protection des membres de la famille, particulièrement de la femme, dépend aussi de l’angle sous lequel on aborde la question. Dans la coutume, la femme est protégée par le groupe familial dans lequel elle s’intègre à l’issue du mariage. D’ailleurs, même au décès de l’homme, elle n’est pas appelée à quitter ce groupe puisqu’elle est destinée à épouser un autre membre de la famille. C’est ce que l’on nomme le lévirat qui subsiste à l’article 216, alinéa 4, du code civil, même si les conséquences successorales du non-respect du lévirat par la femme ont été supprimées.
En fait, une protection efficiente des membres de la famille, particulièrement de la veuve qui est régulièrement spoliée au décès de son conjoint, ne peut être envisagée que dans le cadre une réforme d’ensemble de notre droit de la famille, à partir d’une conception renouvelée de la famille et des conséquences qu’elle induit.
En tant spécialiste quelle est votre position par rapport à ce projet que certains qualifient de farfelu ?
Même si elle est critiquable, mais quelle proposition ne l’est pas, on ne peut pas dire que la proposition du sénateur Ernest Ndassiguikoula soit « farfelue ». Je vous ai rappelé le contexte historique dans lequel cette proposition s’inscrit. Elle a donc tout son sens puisqu’il s’agit d’intégrer dans nos lois « les valeurs sociales profondes et traditionnelles » auquel le corps social est particulièrement attaché.
Cela dit, il ne faut pas oublier que la conception du mariage dépend de la conception de la famille. Autrement, on ne peut réformer le mariage sans avoir fait le choix d’une conception de la famille. On ne peut donc isoler la question du mariage qui est un élément d’un tout. Par ailleurs, si l’on doit tenir compte de nos « valeurs sociales profondes et traditionnelles », il ne faut pas oublier que la constitution et les textes à valeur universelle contenus dans son préambule prescrivent l’égalité entre les citoyens. Il y a donc une alchimie à réaliser entre le respect de la constitution et la prise en compte des « valeurs sociales profondes et traditionnelles », étant entendu que toutes les normes inférieures doivent être conformes à la norme fondamentale qu’est la constitution.
Dans le cadre restreint de cette interview, nous ne pouvons qu’énumérer les grandes lignes d’une réforme d’ensemble du droit gabonais de la famille.
Pour s’en tenir à la question de la famille et du mariage, on pourrait faire de la parenté le premier pilier du nouveau droit de la famille. Les parents seraient tous ceux qui reconnaissent descendre d’un ancêtre commun. Il en résulterait une conception légale de la famille conforme à la conception sociologique. Les liens familiaux seraient ainsi étendus au-delà des seuls liens de filiation. La famille regrouperait donc tous ceux qui appartiennent au même clan.
Cet élargissement du concept de famille permettrait de donner la primauté à la notion de parent au détriment de celle d’époux ou de couple. Ainsi, la famille gabonaise serait bâtie sur une notion indissoluble et non plus sur le couple qui se disloque par le divorce ou le décès. En conséquence, le mariage ne donnerait plus naissance à une famille mais à un ménage comprenant les père et mère et leurs enfants.
Les père et mère bénéficieraient d’une délégation d’autorité pour assurer l’éducation et l’entretien des enfants, y compris en cas de séparation.
L’autorité de la famille large s’exercerait de façon indirecte, par l’intermédiaire des pères et mères qui souscriront l’obligation de rendre compte à la famille large, notamment à l’occasion des trois évènements majeurs de la vie que sont la naissance, le mariage et le décès.
Cette conception renouvelée de la famille induit une mutation du mariage, avec pour objectif d’en unifier la conception. Il s’agit de mettre fin à l’existence de deux mariages aux conceptions diamétralement opposées. Ce nouveau mariage devra être conforme aux « valeurs sociales profondes et traditionnelles » ainsi qu’aux principes constitutionnels de liberté et d’égalité.
Le nouveau mariage pourrait être conçu comme un contrat-alliance. Le contrat impliquerait un échange des consentements en présence de l’officier de l’état civil, au cours de la célébration du mariage. Quant à l’alliance, elle serait matérialisée par le versement et l’acceptation de la dot qui sera légalisée et encadrée. Il s’agit de conserver le caractère symbolique de la dot.
La célébration du nouveau mariage se ferait par les deux chefs de famille ou leurs représentants, en présence de l’officier de l’état civil qui, à l’issue de la cérémonie, dressera l’acte de mariage.
Outre les informations sur l’identification et les choix des époux, sera mentionné dans l’acte de mariage le montant légal de la dot. Seul ce montant sera susceptible d’être remboursé en cas de divorce.
Cette conception renouvelée de la famille et du mariage aurait des conséquences sur l’appréhension du divorce que l’on pourrait en outre dédramatiser, dépénaliser et libéraliser. Cette conception renouvelée induirait aussi une conception renouvelée des unions para-matrimoniales, et des successions.
D’une manière générale, la conception renouvelée de la famille et du mariage devrait conduire à consacrer une véritable égalité des sexes.
Enfin, le second pilier du nouveau droit de la famille pourrait être la filiation. Le législateur aurait ainsi l’occasion de parachever l’égalité des filiations.
En réformant le droit de famille à travers les notions de parenté et de filiation, le législateur consacrerait dans la société gabonaise des rapports interpersonnels fondés sur l’égalité des sexes et des filiations.