Dans une interview exclusive accordée à Gabon Média Time, le président de la Force de réflexion et d’actions pour l’Enseignement supérieur ( FRAPES) Dacharly Mapangou dresse le tableau sombre de la situation actuelle du secteur de l’enseignement supérieur au Gabon non sans appeler le gouvernement à prendre ses responsabilités en honorant sa parole par la prise en compte des revendications des acteurs de l’université gabonaises. Engagement qui en cas de non respect rendent très peu probable la rentrée des classes comme annoncée pour le 9 novembre prochain.
La date de la reprise des cours a été fixée au 14 septembre 2020. La FRAPES, dont vous êtes le président, est-elle disposée à reprendre les cours comme le souhaite l’Exécutif ?
Bonjour, je vous remercie infiniment de nous accorder cette interview aujourd’hui. Votre question ne me dispense pas de revenir sur les différentes rencontres avec la tutelle. Après plus de deux mois de suspension de cours, à la suite de la propagation de la pandémie du Covid-19 qui sévit partout dans le monde et met à rude épreuve notre système éducatif, les 27 et 28 mai 2020, deux rencontres, visant à tabler sur les conditions et plannings de reprise des cours, afin de sauver coûte que coûte l’année universitaire 2019-2020, ont réuni, à l’Institut universitaire des sciences de l’organisation (IUSO), le ministre de l’Enseignement supérieur, les chefs d’établissement, les syndicats d’enseignants-chercheurs et les mutuelles d’étudiants.
Lors de ses deux rencontres dénommées « les assises de l’IUSO », l’état des lieux des différents établissements a été fait par les différents acteurs, les mesures à prendre consenties et les préalables posés. Le gouvernement s’est engagé à préparer une reprise des activités en deux phases. Du 15 juin au 09 août 2020 : reprise partielle des activités pédagogiques spécifiques telles que les soutenances, les examens et les corrections et du 14 septembre au 12 décembre 2020 : reprise effective des enseignements en présentiel et l’introduction surtout d’une nouvelle modalité pédagogique : le e-learning. Mais ce premier calendrier a accouché d’une souris. D’une part, parce que le gouvernement n’a pas mis en place un protocole sanitaire, pour accueillir dans les salles de cours les étudiants et les enseignants, et d’autre part, il a ignoré le cahier des charges déposé sur sa table. Ce fut donc le premier rendez-vous manqué avec la reprise des cours, fût-elle partielle.
Après ce premier rendez-vous manqué, le 03 juillet 2020, à l’issue d’une réunion présidée par le Premier ministre Julien Nkoghe Bekale, un nouveau protocole de reprise des cours au sein des universités, grandes écoles et instituts est validé par le gouvernement. Comme le premier, celui-ci prévoit une reprise des activités pédagogiques en deux phases. La première phase s’étend du 13 juillet au 9 août 2020 et la seconde du 14 septembre au 30 décembre 2020. Pour les modalités pratiques, le ministre de l’Enseignement supérieur, Jean de Dieu Moukagni-Iwangou, tient, le 11 juillet 2020, une réunion de travail, à laquelle plusieurs propositions sont faites et des engagements pris.
Malheureusement, les mesures exigibles pour la reprise des activités pédagogiques, afin de garantir la sécurité sanitaire des étudiants et des enseignants, ne sont pas traduites en actes, les points de revendication posés comme des préalables à ladite reprise sans suite. Pour la seconde fois, la reprise annoncée pour le 13 juillet 2020 avorte. Différé, puis ajourné, les dialogues Tutelle/Syndicats se soldent par un énième échec. Nous profitons de votre tribune, pour prendre à témoins à l’opinion nationale et internationale, les parents d’étudiants et surtout les étudiants du non-respect du gouvernement du consensus obtenu et de ses engagements. Par ailleurs, nous réaffirmons que les partenaires sociaux sont toujours disposés à reprendre le chemin des classes.
Mais en cette période de crise sanitaire, toujours préoccupante dans notre pays, nous ne saurions nous abstenir de formuler à l’endroit du gouvernement ces deux interrogations lancinantes qui taraudent nos esprits : Cette énième reprise des activités pédagogiques est-elle possible au vu de la violation des dispositions de l’Arrêté n° 0055/PM/MEFPTFPDS du 30 avril 2020 ? Aujourd’hui, le gouvernement a-t-il les moyens de garantir les conditions d’une reprise des cours apaisée et sécurisée ?
Un certain nombre de revendications a été exprimé par la FRAPES avec notamment le processus de normalisation du calendrier des activités académiques des universités et grandes écoles. Qu’en est-il exactement ?
C’est l’une des principales difficultés à laquelle est confronté l’enseignement supérieur gabonais en matière de gouvernance de ses établissements respectifs. En effet, sur le plan académique, les établissements errent de bricolage en rafistolage. C’est un secret de Polichinelle, les universités gabonaises publiques, surtout l’Université Omar Bongo (UOB) et l’Université des Sciences et techniques de Masuku (USTM), depuis plusieurs années, ont du mal à respecter leurs calendriers universitaires respectifs, à cause de multiples problèmes, parmi lesquels les grèves intempestives, entravant ainsi leur fonctionnement optimal. Les Grandes écoles et les Instituts ne sont guère épargnés à l’instar de l’Ecole normale supérieure (ENS)… Il n’y a donc aucun processus de normalisation, voire d’harmonisation du calendrier des activités académiques et pédagogiques ni en ce concerne les pré inscriptions, réinscriptions ou inscriptions des étudiants (elles s’étendent sur plusieurs mois ou se déroulent tout au long de l’année académique), ni en ce concerne le déroulement des activités pédagogiques (chaque établissement a son début de cours, sa période de passation de contrôle continu et d’examen de rattrapage…), ni en ce qui concerne la date limite de sélection des étudiants aux Masters professionnels et Recherches ou en Doctorat (c’est la cour du roi Pétaud, où tout le monde est maître). Résultats, on constate, par exemple, au sein de l’UOB, qu’à la Faculté de Lettres et Sciences humaines, certains départements ont commencé leur premier semestre 2019-2020 en fin janvier 2020, d’autres en mi-février, d’autres en début mars, alors qu’il n’en est rien pour d’autres. Pire, à la Faculté de Droit et Sciences économiques, le département de Droit aurait bouclé son année universitaire 2018-2019 en février 2020, pour espérer commencer le premier semestre 2019-2020 au mois de mars.
Cette situation ubuesque ne peut nous empêcher d’arguer que l’enseignement supérieur gabonais possède un calendrier académique en mode hétérogène, voire un calendrier entièrement à part du fait qu’il n’est proche d’aucun calendrier d’une université fonctionnant selon les normes. Sous d’autres cieux, la rentrée dans plusieurs universités, grandes écoles et instituts se fait en début septembre ou à la mi-septembre, ce qui fait qu’en janvier, le premier semestre est terminé ; et le second semestre, quant à lui, commence au plus tard en début février, pour s’achever au plus tard la première semaine du mois de juillet. La normalisation du calendrier des activités académiques de notre enseignement supérieur public et privé est donc nécessaire attendu qu’aucune normalisation fonctionnelle de nos universités, grandes écoles et instituts ne sera possible sans harmonisation du calendrier universitaire. La structuration des cours en semestres et la gestion d’une offre de cours exigent le strict respect du calendrier universitaire. Saluons ici le Pr Marc Louis Ropivia Recteur de l’Université Omar Bongo (2013-2020) qui a proposé une rentrée universitaire se déroulant en trois (3) temps de quatre (4) mois. Premier semestre : Septembre-Décembre ; Second semestre : Janvier-Avril ; Vacances : Juin-Août. La transformation de la gestion de nos universités, grandes écoles et instituts passe par le respect et le processus de normalisation et d’harmonisation du rythme du temps universitaire. Ce calendrier hétérogène et en inadéquation avec la mobilité des étudiants aussi bien que des enseignants demeure un problème politique. Le principal défi du gouvernement, c’est de normaliser le calendrier des activités académiques et pédagogiques de l’enseignement supérieur public et privé.
Le e-learning avec le recours à la virtualisation des enseignements dans nos universités, grandes écoles et instituts est une des revendications à l’instar de celles mentionnées précédemment. Etes-vous d’accord avec le gouvernement qui estime que notre système éducatif est éligible à cette nouvelle modalité pédagogique ?
L’éducation est en pleine métamorphose, partout dans le monde. Et le Gabon faisant partie du monde, son système scolaire et universitaire n’est pas dispensé de cette métamorphose. A l’heure donc des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) qui ont modifié, considérablement et intensivement, nos habitudes de travail et nous imposent de nouvelles pratiques dans notre quotidienneté, l’on ne peut considérer le e-learning avec le recours à la virtualisation des enseignements dans nos universités, grandes écoles et instituts comme une revendication.
Pour nous, la transition vers la digitalisation de la formation et de l’enseignement demeure un passage obligé, voire une nécessité. Elle offre une remédiation à l’insuffisance de structures d’accueil. Et avec la massification croissante des effectifs, la délocalisation et la dématérialisation des enseignements deviennent un allié de travail académique.
Bien évidemment, passage obligé ou nécessité ne signifie pas passer, systématiquement, du tout présentiel au tout distanciel. L’enseignement en ligne, loin d’être une modalité pédagogique conjoncturelle (la propagation du Coronavirus ayant démontré que notre système scolaire et universitaire est à des années-lumière des NTIC), doit être envisagé comme une modalité pédagogique à instituer par étape. En tant que nouvelle modalité pédagogique complémentaire à l’enseignement présentiel la promotion de la digitalisation dans le secteur de l’enseignement s’impose, pour améliorer la qualité des apprentissages.
L’exigence de bonne foi nous incline à être d’accord avec le gouvernement qui estime que notre système éducatif est éligible à cette nouvelle modalité pédagogique. Mais si notre système éducatif est éligible à cette nouvelle modalité pédagogique, comment comprendre que l’ensemble des établissements supérieurs publics demeurent sous-équipés en matériels et ressources pédagogiques numériques nécessaires, pire ils ne sont pas raccordées au réseau Internet ? La digitalisation de la formation et de l’enseignement, qui nécessite l’utilisation des nouvelles technologies du multimédia et de l’Internet, suppose que : 1. l’apprenant tout comme l’enseignant doit disposer soit d’un ordinateur, soit d’une tablette, soit d’un smartphone et d’une connexion Internet haut débit ; 2. l’enseignant doit être formé à cette nouvelle modalité pédagogique.
Avec l’apparition de la pandémie du Coronavirus, qui a mis à rude épreuve notre système éducatif, nous nous attendions à une réaction rapide du gouvernement dans la mise en place du e-learning dans tous les établissements de l’enseignement supérieurs publics et la formation des enseignants à cette nouvelle modalité pédagogique. Les établissements sont toujours en attente de l’effectivité de l’enseignement en distanciel et les enseignants leur formation.
L’harmonisation du système LMD, la perception de l’écosystème universitaire par les pouvoirs publics, l’insécurité galopante au sein des établissements, le plan de vigilance sanitaire ne sont, à l’heure actuelle, toujours pas assurés. Est-ce des signes que la rentrée académique 2020-2021 est fortement compromise ?
Votre question comprend plusieurs volets. A la question, la pratique du LMD est-elle la même dans l’ensemble des établissements supérieurs publics et privés du Gabon ? L’enseignement supérieur gabonais a certes basculé au système LMD, toutefois, plutôt que de parler d’une application, il demeure à géométrie variable. Il faut dire que depuis 2009, nos établissements sont encore à la phase pilote. Aucun bilan d’étapes n’a été fait. Les choses sont restées en l’état. Ce n’est pas au LMD qu’il faut faire un procès. Si les établissements universitaires ont des dysfonctionnements, c’est davantage parce que les crises et les politiques financières n’ont pas favorisé le perfectionnement du système. Nous en voulons pour preuves de nombreux manquements comme la mobilité des enseignants-chercheurs et des étudiants, la professionnalisation des parcours, le développement d’une pédagogie universitaire à souhait. Cela a secrété des recettes de cuisine. Nous constatons au sein d’un même établissement des disparités de vue et de mise en œuvre de certaines règles du système LMD. Par exemple, à l’UOB, la Faculté des Lettres et Sciences Humaines (FLSH) et la Faculté de Droit et Sciences Economiques (FDSE) n’ont pas la même pratique du LDM. Nous avons un LMD à la « sauce gabonaise ». Restons toujours à l’UOB, alors que le LMD prône la spécialisation de l’étudiant dès son entrée en Licence 1, le LMD made in Gabon a jugé utile de le spécialiser en Licence 3 – comme dans l’ancien système –, la Licence 1 et 2 devenant un tronc commun. Un vrai recul. Une application adéquate et harmonieuse de ce système d’enseignement supérieur dans l’ensemble des établissements supérieurs publics et privés s’impose.
L’absence d’amphithéâtres, de bibliothèques dignes de ce nom, et autres salles multimédias devant participer à l’épanouissement des apprenants et des enseignants dans l’ensemble des établissements supérieurs publics ;. les structures d’accueil existantes vétustes, insalubres et dépourvues de commodités de base telles que les tables-bancs modernes et adaptés aux apprenants, les bureaux d’enseignants, les toilettes, la climatisation, la sonorisation et l’électricité ; l’absence de portail et l’insécurité galopante à l’université à l’UOB qui devient une plaque tournante de vente de drogue et trafics de en tous genres, un repaire de bandits de tout poil, un quartier populaire où chacun entre et sort quand il veut et comme il veut ; nous engagent à formuler cette interrogation lancinante : quelle est la perception de l’écosystème de l’enseignement supérieur public par les pouvoirs publics ? Chose curieuse, et même ubuesque, la reprise des activités pédagogiques est fixée, alors que les grandes salles de cours que nous appelons pompeusement « amphithéâtres » sont en travaux de réhabilitation depuis septembre 2019. Nous ne disposons aucune communication sur la poursuite des travaux arrêtés depuis plusieurs mois.
Le plan de vigilance sanitaire, qui devait être accompagné de la mise à disposition de toutes les mesures sanitaires possibles (désinfection des salles de cours, accès aux bavettes et gels hydroalcooliques, point d’eau à l’entrée de chaque salle de cours, thermoflashs), n’a pas été suivi d’effet. Seuls les aveugles pourront se poser des questions à ce sujet.
Oui, ce sont bien là des signes qui traduisent que la rentrée académique 2020-2021 est fortement compromise. Comme toutes les années d’ailleurs.
Le SNEC-UOB, dans un communiqué de presse, mardi 15 septembre 2020, a purement et simplement demandé au gouvernement de décréter une année blanche. Etes-vous solidaire de cette position ?
La FRAPES est solidaire du SNEC sur bien des points : la régularisation de toutes les situations administratives d’ici au 31 octobre 2020, c’est-à-dire intégrations, titularisations, reclassements après CAMES et stages, changements de corps et avancements automatiques ; l’arrimage du calcul des pensions de retraite au Nouveau Système de Rémunération d’ici au 31 octobre 2021, le plan d’urgence sanitaire et l’apurement intégral des vacations. Mais qu’a fait le gouvernement depuis lors ? Rien, absolument rien. Est-ce ainsi qu’il faut traiter ceux dont on a besoin pour dénouer l’étau qui se resserre chaque jour : nous voulons parler du cumul de deux promotions de bacheliers, des cumulards d’étudiants à différents niveaux et cycles… Tout cela pour des gouvernants qui ne font pas de nos problèmes une priorité, nous accablent de toutes les ignominies et sont prêts à nous traiter de fraudeurs (nous gonflons les heures supplémentaires). C’est vite dit. Alors que c’est ainsi que naissent ces heures supplémentaires impayées… Oser demander de travailler dans ces conditions, c’est manquer de respect à la profession. A moins qu’il soit convaincu que nous des esclaves…
Quelle serait pour vous la solution pour remédier à cette situation ?
La réponse brève à cette question est : que le gouvernement tienne ses engagements ; qu’il résolve les problèmes.
Votre mot de la fin.
Dans le contexte global de la mondialisation et ses enjeux, l’enseignement supérieur public gabonais est activement invité à s’organiser et à s’actualiser. De notre point de vue, l’observation du fonctionnement de l’enseignement supérieur public gabonais laisse entrevoir deux défis majeurs auxquels celui-ci est confrontés : la chronicité des grèves et d’autres formes de mécontentement, les conditions de vie et de travail extrêmement pénibles et dégradantes pour les étudiants, les enseignants et tous les autres personnels. Evidemment, les réponses apportées jusque-là par les pouvoirs publics aux divers problèmes soulevés par les principaux acteurs de la communauté universitaire sont loin d’améliorer le fonctionnement de l’enseignement supérieur public gabonais. 50 ans après sa création, l’enseignement supérieur public gabonais ne parvient toujours pas à se présenter sous une belle image. Son état actuel ne favorise pas un épanouissement intellectuel. Que l’Etat donne à l’enseignement supérieur public gabonais la configuration qu’il mérite.