Doctorant germaniste à l’Université de Brême (Allemagne), Ben Loïc Doukaga fait un travail de recherche gravitant autour «des discours et idéologies sur les langues en contextes postcoloniaux et postnationaux». Fort de cet outillage, il revient sur l’allocution du nouveau maire d’Iboundji, à l’occasion de son installation officielle, dont un extrait vidéo a provoqué railleries et commentaires avilissants sur la toile.
a capacité à parler, comprendre, écrire et lire la langue française doit-elle nous conférer des droits politiques supplémentaires ? Inversement, ne pas avoir des compétences en français devrait-il nous réduire à un statut de sujet ou à une forme de sous-citoyenneté ?
Le reflexe qui consiste à moquer la pratique langagière d’un locuteur lorsque celui-ci s’exprime dans une langue européenne, n’étant visiblement pas sa première langue, me semble être la preuve ultime que nos imaginaires linguistiques, c’est-à-dire les représentations que nous nous faisons des langues, de nos connaissances linguistiques et de nos rapports à celles-ci, sont encore abondamment saturées par des préjugés nés du temps du colonialisme triomphant.
Si la philologie européenne du XIXe a accouché la hiérarchisation raciste des langues par le biais d’une dichotomie inopérante mais surtout intellectuellement malhonnête (langues civilisées versus Langues primitives), il va sans dire que les répercussions de cet eurocentrisme linguistique n’épargnent nullement les consciences contemporaines des populations issues des espaces anciennement colonisés, et ce, même 70 ans après les indépendances prétendues.
Dans un article intitulé « Le monde bantu : la réalité linguistique », Jérôme Tangu Kwenzi-Mikala nous décrit l’industrie coloniale de la dépossession linguistique en ces termes : « Le français était en effet la langue de communication dans les domaines essentiels que sont l’enseignement, l’économie, l’administration, la presse, la littérature […] Les dispositions de ces ordonnances ont été scrupuleusement appliquées qu’à l’école primaire publique. Il était interdit de s’exprimer dans sa langue maternelle sous peine de se voir affubler d’un symbole que se relayaient les élèves contrevenants. Le dernier détenteur était immanquablement puni en fin de journée ». Ironiquement, malgré cette mécanique de la confiscation du droit d’usage de sa propre langue, la Constitution de la 1ere République du Gabon disposera que « Le Gabon adopte le français comme langue officielle de travail ». La modification constitutionnelle du 18 mars 1994 ajoutera qu’« En outre, elle œuvre pour la protection et la promotion des langues nationales » (Titre premier, art. 2, al. 8). Dans une certaine mesure, le constituant gabonais estime que la langue française est la seule capable de remplir les fonctions d’officialité. Tandis que les langues gabonaises ne seraient bonnes qu’à être promues comme des vulgaires objets de musée qui ont quitté le quotidien de la vie. Cette prise de position constitutionnelle construit insidieusement une forme d’épistocratie dont le bras séculier demeure l’exclusivité du français comme langue de l’enseignement. C’est pourquoi la moquerie généralisée à propos de l’allocution de prise de service du nouveau Maire d’Iboundji devrait nous interroger sur le cadre politique qui engendre cette discrimination linguistique et qui continue à laisser une partie importante de la population sur le carreau pour la seule raison qu’ils ne connaissent que la langue de leurs ascendants. Nous nous amputons d’une partie de notre intelligence nationale. Le monolinguisme d’État ne semble émouvoir personne. Pire, ils sont très nombreux à se revendiquer fièrement ne pas parler aucune langue africaine.
À la vérité, le français au Gabon est une langue à multiples statuts (Jean Aimé Pambou 1998). Il y a une partie de la population qui a le français comme langue maternelle (au sens de la langue de 1ere acquisition), notamment l’écrasante majorité des jeunes issus des grands centres urbains. Pour une autre partie, le français est une langue de seconde acquisition qui n’a été apprise qu’au moment de la scolarisation. Pour ceux qui ne l’ont pratiqué ni à l’école ni dans le cadre familial, le français est une langue étrangère comme on peut le constater pour la plupart de nos anciens vivant dans des milieux ruraux. Cette réalité sociolinguistique n’est malheureusement pas prise en compte par un État qui se vautre dans une mécanique de reproduction ou reconduction de la politique linguistique coloniale. Or, nous devons pouvoir composer avec le réel tel qu’il se présente à nous et non pas idéaliser la construction nationale par un monolinguisme discriminatoire débouchant sur une glottophagie, pour le dire comme Louis-Jean Calvet (1974). C’est la seule façon d’exister.
Le combat pour justice doit s’émanciper de la caricature qui le circonscrit à des finalités essentiellement matérialistes pour imaginer une société d’intégration qui prendra en compte la dimension immatérielle de l’être humain dont l’identité linguistique en fait partie. Le salut est aussi à ce prix-là.