La décision du 29 juin dernier faisant désormais payer les procédures en matière électorale devant la Cour constitutionnelle, tue résolument le principe de la gratuité du recours à la justice. Elle donne aux entités politiques ayant de l’argent l’exclusivité du recours à l’arbitrage de la gardienne des lois au Gabon. En conséquence de quoi, 22 intellectuels et leaders d’opinion gabonais ont entrepris, à travers la présente tribune, de tirer la sonnette d’alarme.
Par sa décision n°040 bis/CC du 29 juin 2018, la Cour constitutionnelle du Gabon a consacré le caractère payant des procédures en matière de contentieux électoral sur la base de l’article 25 de la loi organique sur la Cour constitutionnelle modifiée par l’ordonnance n°00005/PR/2018 du 26 janvier 2018 (ci-après, la loi organique). Cette décision est en parfaite contradiction avec les valeurs qui fondent notre République et donc, avec sa Constitution. C’est pourquoi, nous, citoyens gabonais, conscients des risques qui pourraient naître de son application, publions cette tribune solennelle afin d’alerter la Cour constitutionnelle, les pouvoirs publics et l’opinion.
L’élection au suffrage universel est le mode de désignation retenu par la Nation pour choisir le Président de la République, ses représentants au Parlement (Assemblée nationale et Sénat) et dans les conseils départementaux et communaux. Chaque élection, unique occasion donnée aux populations d’élire dirigeants et législateurs, constitue un moment fort de l’histoire de notre pays.
L’élection est donc un moment crucial pour l’avenir d’un pays. C’est pourquoi il est incompréhensible et moralement inacceptable que l’institution qui juge, en dernier ressort, de la régularité et de la validité des élections impose une sélection par l’argent des recours contentieux susceptibles d’être présentés devant elle. Les enjeux d’une élection sont trop importants pour exclure du contentieux pré et post électoral, des candidats, partis politiques et citoyens dont les recours seraient légitimes, faute de moyens financiers pour acquitter la provision fixée à 5 000 000 de FCFA pour la présidentielle et 500 000 de FCFA pour les législatives, les sénatoriales et les référendums.
En effet, le revenu minimum mensuel au Gabon est légalement fixé à 150 000 FCFA tandis que le revenu mensuel moyen par habitant constaté en 2016 n’était que de 601 USD (environ 340 000 FCFA)[1]. Les montants susvisés sont donc manifestement disproportionnés et constitutifs d’une entrave au droit d’accès à la justice et par conséquent, d’une violation de ce principe de droit fondamental, constitutionnellement garanti.
Or, la Présidente de la Cour constitutionnelle elle-même appelait au respect de ce principe fondamental dans l’ouvrage “Constitution de la République gabonaise. Textes, commentaires, doctrines et jurisprudences” publié en 2012. Elle affirmait que : « L’État de droit que l’article 5 de notre Constitution a consacré comme un des principes essentiels qui préside au fonctionnement de la République Gabonaise ne peut se contenter de vains hommages ni même se résoudre à des solutions juridictionnelles. Il doit, pour se réaliser pleinement, se diffuser dans l’ensemble du corps social (…) ».
Au regard des brefs développements qui précèdent, il importe de démontrer que l’article 25 de la loi organique sur la Cour constitutionnelle (I) et sa décision du 29 juin 2018 méconnaissent le principe d’égalité (II).
SUR L’INCONSTITUTIONNALITÉ DE L’ARTICLE 25 DE LA LOI ORGANIQUE SUR LA COUR CONSTITUTIONNELLE
En premier lieu, rappelons que le législateur a l’obligation d’épuiser toute l’étendue de sa compétence : il ne peut ni l’outrepasser (incompétence positive) ni rester en deçà de celle-ci (incompétence négative). Dans l’un ou dans l’autre cas, il commettrait un vice de constitutionnalité.
L’incompétence négative qui renvoie aujourd’hui à une pluralité d’hypothèses – loi trop imprécise ou ambiguë, renvoi au pouvoir réglementaire, renvoi aux autorités d’application de la loi, intervention insuffisante du législateur, privation de garanties légales, etc.- a été sanctionnée par le Conseil constitutionnel français dès 1967[2] et continue à l’être avec force, le juge constitutionnel n’hésitant pas à le soulever d’office lorsque les auteurs de la saisine ne l’ont pas invoqué.
Au Gabon, cette incompétence négative est, à ce jour, loin d’être prise en considération par la Cour constitutionnelle ou l’est de façon très insuffisante. L’article 25 alinéa 4 de la loi organique, fondement de la décision critiquée, soulève un problème d’incompétence négative dont aurait dû se saisir la Cour constitutionnelle.
En effet, non seulement l’article 93 de la Constitution dont elle est garante, confie au législateur le soin de préciser les règles relatives à l’organisation, au fonctionnement et à la procédure devant la Cour et son article 47 réserve expressément au législateur le pouvoir de fixer les règles concernant l’exercice des droits fondamentaux et devoirs des citoyens. Par conséquent, le droit d’accès à la justice étant un droit fondamental[3], les règles concernant son exercice ne sauraient dépendre de la Cour constitutionnelle, mais plutôt du législateur. Le législateur en décidant de confier à la Cour constitutionnelle, le soin de fixer, à sa place, le montant minimum des frais de procédure en matière électorale, a donc expressément violé la Constitution de la République.
En second lieu, le législateur et la Cour constitutionnelle du Gabon sont soumis au respect du principe d’égalité devant la loi, consacré par l’article 2 de la constitution gabonaise. Celui-ci interdit toute discrimination par la République entre ses citoyens.
En effet, ce principe inspiré des articles 1 et 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 (DDHC), appartenant au bloc de constitutionnalité gabonais, a vu sa valeur constitutionnelle confirmée par la décision n°1/CC du 28 février 1992[4].
De ce principe, la Cour constitutionnelle gabonaise a déduit, tour à tour, les principes d’égalité d’accès des différents partis politiques aux médias, d’égalité de temps d’antenne aux partis politiques reconnus sur les chaînes nationales, d’égalité devant le suffrage des citoyens gabonais[5] et d’égalité de traitement des candidats à une élection[6].
A cela s’ajoute l’égalité des citoyens devant la justice, proclamée par l’article 14 du « Pacte international relatif aux droits civils et politiques », que le Gabon a ratifié le 21 janvier 1963, et qui, comme le soutien le Conseil constitutionnel français, est naturellement intégré à celui d’égalité devant la loi et a valeur constitutionnelle[7].
Or, bien que la loi ne prévoie pas expressément de différences de traitement entre les citoyens, son application conduit à empêcher certains Gabonais d’exercer leur droit de contester la régularité des élections. Peut-on encore parler dans ces conditions, de respect des principes d’égalité et d’égal accès à la justice réaffirmés tant de fois par la Cour qui les bafoue aujourd’hui ?
En effet, « la première égalité, c’est l’équité ». Le principe d’égalité implique que toutes les personnes placées dans une situation identique doivent être régies par les mêmes règles. C’est d’ailleurs ce qu’affirme la Cour constitutionnelle du Gabon dans sa décision n°010/CC du 24 février 2015[8]. Toutefois, le Conseil constitutionnel français précise qu’exception peut être faite en raison des différences de traitement justifiées par des motifs d’intérêt général. Ce qui est loin d’être le cas des provisions prévues par la décision n°040 bis/CC du 29 juin 2018.
En l’espèce, si tout citoyen se voit appliquer la même règle, l’intérêt général dicterait que l’on prenne en compte les différences de situations économiques parmi les citoyens et les partis lorsqu’une barrière financière unique est instaurée dans un domaine aussi crucial. L’état doit garantir l’accès aux élections et au contentieux électoral aux plus pauvres comme aux plus riches, de manière équitable.
Aussi l’intérêt général de la bonne administration du service public de la justice supposerait que tous les justifiables soient soumis aux mêmes procédures devant la Cour constitutionnelle indépendamment de la matière jugée. Car il s’agit de la même juridiction, des mêmes juges et du même service public. Ainsi, si l’objectif poursuivi est la bonne administration de la justice constitutionnelle, le choix de la matière électorale qui entraîne l’exclusion des autres matières n’est pas justifié au regard de l’objectif poursuivi. Par conséquent, il s’agit bien d’une rupture d’égalité entre les usagers du service public de la justice qui aurait normalement dû être déclarée inconstitutionnelle par la Cour lors de contrôle.
Les conséquences pratiques qui pourraient découler de cette rupture d’égalité présentent un danger pour l’État de droit et pour la démocratie obtenue par notre peuple au prix de biens de sacrifices :
Elle exclurait de l’exercice de mandats locaux et nationaux des citoyens dont le seul tort aurait été d’avoir été trop pauvres pour contester l’élection entachée d’irrégularités de leur adversaire pour laquelle, ils pourraient détenir des preuves qui ne seront jamais présentées au juge constitutionnel ;
Elle favoriserait les fraudeurs qui pourront s’adonner aux pires irrégularités dès lors qu’ils sauront que la situation financière de leurs adversaires ne leur permettra pas de contester la régularité du scrutin ;
Elle favoriserait que s’expriment dans la rue, les contestations qui n’auraient pu être exprimées devant la Cour constitutionnelle ;
Elle favoriserait les partis politiques les plus nantis au détriment des partis désargentés en faussant de fait la compétition électorale.
En effet, dans une élection législative qui compte 143 circonscriptions électorales, combien de partis politiques, de candidats indépendants et de citoyens au Gabon seraient capables d’acquitter, ne serait-ce que 5 000 000 FCFA, pour contester la régularité du scrutin dans une dizaine de circonscriptions ?
SUR LA MÉCONNAISSANCE DU PRINCIPE D’ÉGALITÉ PAR LA COUR CONSTITUTIONNELLE
Le titre de cette sous-partie, bien qu’évocateur, se veut ironique. Cela pour deux raisons : la première tient au fait que seule la Cour constitutionnelle est apte à déclarer une disposition ou un texte inconstitutionnel ; et la deuxième résulte de l’article 92 de la Constitution qui dispose que « les décisions de la Cour constitutionnelle ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics, à toutes les autorités administratives et juridictionnelles et à toutes les personnes physiques et morales ». Ainsi, cette décision prise par la Cour constitutionnelle en méconnaissance du principe d’égalité est insusceptible de tout recours.
Cela dit, si cette situation pose plusieurs difficultés quant au respect des droits fondamentaux, elle n’est pas pour autant insoluble.
Car s’il est vrai que la Cour constitutionnelle tient ce qu’elle croit être sa compétence de la loi organique promulguée et donc déclarée conforme à la Constitution[9]. Cette déclaration de constitutionnalité est censée avoir purgé la loi organique de tout vice d’inconstitutionnalité justifiant par la même occasion, l’impossibilité de tout recours à son égard. Toutefois, les alinéas 2 à 4 de l’article 25 de cette loi organique sont issus des modifications introduites par l’ordonnance n°00005/PR/2018 du 26 janvier 2018.
La méconnaissance du principe d’égalité par la Cour constitutionnelle discrimine deux types de justiciables, ceux dont les recours sont gratuits et ceux dont les recours sont payants. Par cette pratique, la Cour introduit ainsi, une différenciation entre les recours en matière électorale et les autres recours formulés devant elle. Dans le même sens, elle consacre une distinction entre les recours formulés devant le Conseil d’État en matière d’élections locales et ceux portés devant son office en matière d’élections présidentielles, référendaires et législatives. Autrement dit, la Cour discrimine les justiciables qui vont la saisir en matière électorale et les justiciables qui vont saisir les autres juridictions.
En effet, conformément aux articles 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, 7 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et des Peuples, 3, alinéa 1, de la Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples, 2 de la Charte nationale des libertés, tous les Gabonais sont égaux devant la loi soit qu’elle protège ou punisse. La Cour constitutionnelle du Gabon a d’ailleurs confirmé ce principe dans sa décision n°010/CC du 24 février 2015 relative à la requête tendant au contrôle de constitutionnalité de la résolution portant révision du règlement du Sénat. Selon la Cour, « la Constitution pose le principe d’égalité de traitement de tous les citoyens dans tous les domaines de l’État ou de la Nation ». En conséquence, tout Gabonais désireux d’exercer son droit de recours contentieux en matière électorale ne devrait pas se faire imposer le paiement d’une provision, quelle qu’elle soit. Cette décision qui confirme le principe d’égalité est en contradiction flagrante avec le revirement issu de sa décision 29 juin 2018.
Si par voie d’action il n’est pas possible de faire de recours contre la décision du 29 juin 2018 fixant le montant minimum des frais de procédure en matière électorale devant la Cour constitutionnelle, il est possible de le faire par la voie de l’exception. Il sera donc possible de contourner l’impossibilité de recours contre la décision de la Cour en soulevant l’inconstitutionnalité de l’ordonnance n°00005/PR/2018 du 26 janvier 2018 au cours d’un litige en matière électorale. Ce recours donnera la possibilité à la Cour constitutionnelle de purger l’ordonnance n°00005/PR/2018 du 26 janvier 2018 sur laquelle elle s’est fondée de tous ses vices d’inconstitutionnalité. Elle devra dès lors, dans le pire des cas, reconnaître le caractère inconstitutionnel de cette ordonnance, et par conséquent, son incompétence à fixer le montant des frais de procédure en matière électorale devant elle avec tous les effets que cela implique pour la protection des droits et libertés fondamentaux. Dans le meilleur des cas, elle devra déclarer cette ordonnance contraire à la constitution et renvoyer au législateur le soin de fixer ce montant, ce qui aura pour finalité de rendre sa décision caduque.
POUR CONCLURE
Que chacun comprenne bien que si nous, citoyens gabonais, prenons position aujourd’hui et de façon inédite contre la sélection des requérants en matière de contentieux électoral devant la Cour constitutionnelle, c’est parce que la Constitution et l’État de droit nous obligent. L’intérêt de la Démocratie nous contraint à affirmer, solennellement, que la sélection par l’argent des recours contentieux en période électorale nous renvoie au vote censitaire, autrement dit ne pourront être candidats et électeurs que ceux qui sont nantis. Une situation injuste, inégalitaire, discriminante et dangereuse. Il faut donc y renoncer dans l’intérêt de la République et pour la préservation de l’État de droit et l’équilibre républicain. Le faire ne déshonorerait personne, bien au contraire, notre pays en sortira grandi.
Signataires :
Mays Mouissi, analyste économique
Harold Leckat, juriste
Yorick Mbeng, doctorant en Droit, chargé d’enseignement à Aix-Marseille Université
OIivia Betoe Bi Evie, avocate au barreau d’Alès, docteur en Droit
Anaïs Edzang Pouzere, conseiller juridique
Noël Bertand Boundzanga, écrivain, Maître de conférences à l’Université Omar Bongo (UOB)
Paul Aimé Bagafou, point focal National Publiez Ce Que Vous Payez (PCQVP)
Lord Ekomy Ndong, artiste chanteur, auteur, compositeur
Pharel Boukila, juriste
Mayft Nzaou, écrivain
Morel Mondjot, journaliste, rédacteur en chef de Gabon Media Time
Marc Ona Essangui, secrétaire exécutif de Brainforest, Prix Goldman 2009
Jean Zeh Ondoua, Docteur d’Etat en Droit public, Maitre-assistant à l’UOB
Mexcent Zue Elibiyo, enseignant-chercheur en poste à l’ENS, Maître-Assistant Cames, écrivain
Ted Mve Essono, doctorant en lettres et sciences humaines
André Wilson Ndombet, professeur des universités
Léopold Codjo Rawambia, historien, enseignant-chercheur
François Ndjimbi, journaliste, fondateur de Gabonreview
Serge Maurice Pambou, Docteur en macroéconomie appliquée, enseignant-chercheur
Auguste Moussirou Mouyama, professeur de sociolinguistique à l’UOB
Peter Stephen ASSAGHLE, écrivain
Grace Tsigui Moussodou, juriste, co-fondatrice de l’association Droit pour Tous