Le triste sort de l’humanité vient d’avoir raison du « Baobab » qui luttait jusqu’à, il y a un peu plus de 48 heures, contre la mort. Que de regrets traduits dans les différents commentaires enregistrés ci et là, commentaires partagés par des hommes et des femmes de toutes les générations, tant l’œuvre de l’artiste a traversé le temps à l’image de la chanson « le boucher ». Mackjoss, artiste engagé ? Témoin de son temps ? Moralisateur ? Faiseurs de rois ? Autant de questions qui taraudent les esprits lorsque son cheminement musical est revisité depuis les années d’avant les indépendances quand avec les Léon Mbou Yembi, il fréquentait le Lycée Félix Eboué, aujourd’hui devenu Lycée national Léon Mba. Il quittait l’internat pour se rendre au quartier « Derrière l’Hôpital » où il se produisait avec l’orchestre « Negro Tropical » qui sollicitera ses services lors d’une remarquable tournée à Lambaréné, tournée qui constituera une période charnière dans ce qui deviendra sa vie professionnelle qui se poursuivra sous d’autres fanions jusqu’aux « Massako » des Forces Terrestres et Navales gabonaises dont il deviendra le chef d’orchestre, groupe au sein duquel il atteindra le sommet de sa carrière.
Avec « les Grands guides », une œuvre chantée lors de l’élection présidentielle à liste unique qui mettait juste aux côtés de Léon Mba, Albert-Bernard Bongo, il invite les Gabonais à faire le bon choix pour leur avenir et celui du Gabon. Il appelle en fait ses compatriotes à la mobilisation en faveur de ladite liste plus qu’autre chose, car si le Gabon de cette époque est multipartite, il n’en demeure pas moins que le camp du président Mba est celui qui a le vent en poupe au regard de la configuration politique du moment, marquée par l’immixtion dans les affaires internes du pays nouvellement indépendant de la puissance tutélaire, la France. C’est pourquoi, il n’hésite pas d’ailleurs à vanter le travail de Léon Mba, en évoquant le port d’Owendo, l’émancipation de la femme, la suppression de la dot et autres faits sociaux dus au père de l’indépendance.
Quand vient « le Boucher » en 1966, l’artiste veut s’affirmer comme, non plus un artiste gabonais simplement, mais musicien à la stature africaine, ce qui lui réussira bien et lui vaudra d’accéder au hit-parade africain de l’époque. Après 1967 et la mort de Léon Mba, suivie de l’accession au pouvoir par le jeu des règles constitutionnelles d’Albert-Bernard Bongo, Mackjoss va se muer en musicien très proche de ses contemporains avec des titres comme « Muru tabe » qui vont lui valoir d’être convoqué plusieurs fois par le pouvoir avide d’explications sur des sujets qu’il pensait être subversifs. Et pourtant, l’artiste ne baissera pas la garde, préférant la liberté à l’esclavage. Aussi, va-t-il renforcer sa capacité à venir à bout de l’adversité, multipliant les chansons sensibilisatrices, voire mobilisatrices parallèlement avec celles qui rappellent des souvenirs ancestraux à travers une musique tirée du terroir, ce qui lui a valu le qualificatif erroné d’artiste obscène si l’on tient compte de l’analyse de certains musicologues qui ont vu dans « Puiti tsiotsu », non pas une insulte faite aux femmes, mais une invite à la compréhension d’un message, celui selon lequel la femme, épouse, doit être perçue comme celle qui aime avec son cœur et est donc prête à donner tout ce qu’elle peut pour sauvegarder un idéal et n’est nullement, quoi qu’elle soit l’objet de convoitises, une passoire quand bien même il peut lui arriver de faillir.
En d’autres termes, Mackjoss veut nous faire comprendre que si la femme peut accidentellement, comme l’homme d’ailleurs, connaître des moments de faiblesse, en se livrant à un autre homme que le sien, elle reste plus fidèle que lui en amour, ne disposant que d’une et une seule place dans son cœur, d’où l’expression « l’élu de son cœur ». Le « Baobab » comme on l’appelait affectueusement, en rappelant à la jeunesse d’aujourd’hui qu’il est né à Mimongo sur des feuilles de bananier, qu’il n’a pas connu l’hôpital et le matelas, était un traditionnaliste hors-pair qui sollicitait de tous ses compatriotes qu’ils aillent se nourrir de leur tradition, de leurs us et coutumes qu’ils gagneraient à valoriser. En somme, un discours futuriste si l’on se réfère à ce que Léopold Sédar Senghor désignait par l’expression « rendez-vous du donner et du recevoir ».
Le militaire qu’il était devenu peut-être par la force des choses cachait cependant un être héroïque recommandant et vantant les victoires de ses proches. Le disque « Munadji 76 » en est une illustre révélation. Chanté en deux versions, l’une en 1976, l’autre en 1984, il est l’illustration d’une volonté affichée de l’artiste à rappeler qu’il n’y a que l’effort qui paie et à inciter au développement des qualités conférant à l’homme toute sa notoriété et respect vis-à-vis d’autrui. Pas moins que la chanson rappelant les origines et les migrations du peuple punu, tout en présentant les différents embranchements de ce dernier avec tous les autres peuples du groupe ethno-linguistique « méryé », présente leur bravoure, leur combat, leurs victoires, mais aussi leurs défaites dans leur aventure migratoire commencée, au contraire des peuples fang que le « Mvett » dit venus de la région du Nil, dans la partie sud de l’Afrique.
Le retour à la terre a également constitué une des trames du discours de Mackjoss qui n’a eu de cesse de se demander pourquoi l’exode rural est encouragé, alors que l’hinterland offre bien des possibilités de fixation des populations pour peu que des politiques appropriées y soient menées. L’homme qui nous quitte n’aura pas visiblement vécu inutilement. Nous savons que, comme d’habitude, c’est à sa mort lors de l’oraison funèbre qu’il sera recouvert d’éloges, mais en ce qui nous concerne, il est, les morts n’étant pas morts pour reprendre l’expression de Birago Diop, ce qui se prête bien à l’artiste, et restera l’inusable témoin de l’histoire prêt en toute circonstance et à travers son immense œuvre à être à l’écoute de son semblable, à interpréter ses rêves, à alimenter ses espoirs, à partager ses déceptions, à guider ses pas, à partager son quotidien. Ce qui nous fait dire à la suite de Franklin Boukaka, reprenant les propos à lui tenus par un ancien, qu’un jour tout le monde va mourir, mais toutes les morts n’ont pas la même signification.