Assortie d’une interdiction de sortie du territoire, la convocation du leader de l’opposition par le premier juge d’instruction auprès du tribunal de première instance de Libreville souligne l’immensité du chantier du Syndicat national de la magistrature. Et pour cause : elle éloigne la justice de son rôle de gardien des libertés individuelles.
Le ministre de la Justice accuse formellement les magistrats de corruption (lire Nkea répond aux magistrats). Le syndicat de la magistrature lui répond en dénonçant “l’instrumentalisation et la mise aux ordres de l’appareil judiciaire” (lire Les magistrats contre Nkea). Au nom de sa corporation, le premier président de la Cour des comptes s’élève, lui aussi, contre l’interventionnisme de la Chancellerie. Venant manifestement à la rescousse du gouvernement, un juge interdit la sortie du territoire national à un acteur politique cité à comparaître en qualité de témoin dans une affaire hautement politique (lire Jean Ping, bientôt entendu). Tout compte fait, le pouvoir judiciaire n’en mène pas large : objet d’une défiance populaire, balloté aux quatre vents par l’exécutif, il peine à redorer son blason.
Soumission des magistrats au pouvoir exécutif
Depuis maintenant plusieurs mois, le Syndicat national de la magistrature (Synamag) et le pouvoir exécutif se livrent à une inédite passe d’armes, chaque camp accusant l’autre des pires manquements déontologiques (lire Le CSM dans le viseur du Synamag). Si ces accusations croisées participent de luttes d’influence entre pouvoirs, il en faut davantage pour garantir l’indépendance et l’impartialité de la justice. A ce jour, les arguments échangés laissent plutôt le sentiment d’un baroud d’honneur sans grand lendemain. A maints égards, ils font penser à une jacquerie dirigée contre certaines féodalités de l’appareil judiciaire. Peut-il en être autrement quand la justice est tenue non pas pour un pouvoir mais pour une administration publique comme une autre ? Peut-on s’attendre à mieux quand elle se comporte comme le relais de l’action gouvernementale ou comme un instrument au service d’une politique publique ? Les choses peuvent-elles être différentes dans un contexte où les magistrats sont administrés par l’exécutif ?
Effectivement, de nombreux magistrats se sentent redevables du pouvoir exécutif, notamment du président de la République. Du fait de son statut de président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), ils estiment lui devoir leurs carrières. Même en s’appuyant sur les dispositions de la loi organique n° 08/94 du 17 septembre 1994 portant composition, organisation et fonctionnement du CSM ou celles de la loi n° 12/94 portant statut des magistrats, le Synamag peine à les convaincre du contraire. A leurs yeux, aucune différence entre les règles et les exceptions prévues par les textes. Conscient de cet état de fait, le syndicat dirigé par Germain Nguéma Ella s’est, du reste, déjà prononcé pour des changements en profondeur dans le fonctionnement de la justice (lire Le Synamag pour une réforme du CSM). Sans grand succès, les précisions apportées par la dernière révision constitutionnelle relevant davantage de l’artifice, du détail ou du superflu. Même si elle ne saurait se justifier ou se légitimer, la soumission des magistrats au pouvoir exécutif s’explique.
Au cœur de la question démocratique
Peu importent les raisons avancées, la convocation de Jean Ping par le premier juge d’instruction auprès du tribunal de première instance de Libreville trouve sa véritable explication dans le rapport des magistrats au pouvoir politique. Elle semble avoir été fortement motivée par des considérations carriéristes. Pis, l’interdiction de sortie du territoire transpire la politisation de l’action publique. La convocation lui a-t-elle formellement et personnellement été notifiée ? Rien ne l’atteste. Du coup, son voyage, prévu à l’avance, ne peut être perçu comme la manifestation d’une volonté de ne pas y déférer. Dans l’affaire l’opposant à Hervé Patrick Opiangah, le leader de l’opposition avait bel et bien enregistré la descente musclée d’un huissier de justice (lire Saisie des biens de Jean Ping). Même si ses alliés avaient alors dénoncé une “instrumentalisation de la justice à des fins politiques” (lire Les soutiens de Jean Ping à l’offensive), il avait choisi de faire face. Malgré les risques de faillite personnelle, il ne s’était guère débiné. Pourquoi devrait-il en être autrement cette fois-ci ?
Au vu des précédents, les agissements du juge Marie-Christine Lebama ne sont pas pour redorer l’image de la magistrature. Au-delà de l’opportunité et des vices de procédure, ils accréditent l’idée d’une justice au service d’intérêts privés et partisans. Symptomatiques d’une justice sous tutelle de l’exécutif, ils l’éloignent de son rôle de gardien des libertés individuelles. Seize mois après une élection présidentielle marquée d’une forte empreinte de la justice, tout ceci n’est pas du meilleur effet. Sans doute, le Synamag observe-t-il tout cela avec un vif intérêt ? De toute évidence, son chantier va bien au-delà de la défense des intérêts corporatistes ou de la réforme du système judiciaire : il touche au cœur même de la question démocratique. Il se rapporte au rôle du magistrat dans la construction d’une légitimité démocratique conforme aux normes universellement admises.