Il n’en fallait pas plus pour confondre les autorités et conforter l’opinion dans sa thèse consistant à affirmer urbi et orbi que la justice gabonaise, en dehors d’être aux ordres, est corrompue. Comment ne pas alors croire le Ministre de la justice, Francis Nkéa Ndzigue, qui vient lever un pan du voile sur ce qui paraissait encore tabou, il y a quelques temps, en jetant à la face de ses compatriotes dont cela ne constitue point une surprise pour nombre d’entre eux, que les magistrats sont corrompus. Et paf ! Comment cela sera-t-il interprété par ces derniers dont la collusion avec le pouvoir est pourtant avérée ?
Si nous étions sous d’autres cieux, la dernière déclaration du Ministre gabonais de la Justice aurait très certainement fait l’effet d’un pavé dans la marre. Et des toges auraient été brulées ou des magistrats se seraient mis en grève. Car, ce qui pousse Francis Nkéa Ndzigue à faire cette sortie n’est autre qu’un face-à-face avec une juge d’instruction qui aurait libéré un prévenu, chose que condamne l’autorité politique, s’appuyant sur l’argument selon lequel la personne élargie n’est autre qu’un bandit de grand chemin. Convoquée au cabinet du patron de la justice, la juge d’instruction a été couverte de menaces, y compris de suspension de salaire. Ce qui a provoqué une levée de bouclier dans la presse locale, souvent friande de tels faits. Laquelle presse qui s’étonnait sans doute sous le couvert d’hommes de lois que le politique s’immisce dans les affaires judiciaires au point de convoquer un magistrat dans l’exercice de ses fonctions.
Fallait-il à Francis Nkéa Ndzigue se comporter de la sorte quand on sait qu’il est lui-même homme de loi ? N’y avait-il pas mieux à faire ? Ses conseillers ont-ils été consultés ? Si oui, que lui ont-ils suggéré ? Ce sont là les questions que se posent de nombreux citoyens, même ceux qui ne sont pas très au fait des problèmes judiciaires, en ces moments où l’on pointe un doigt accusateur sur les autorités dont on ne cesse de dénoncer les entraves à la justice. Dans quel registre le Ministre gabonais de la Justice a-t-il placé le sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs que nous devons à nos « ancêtres les Gaulois » ? Quelle proposition émet-il pour que ces magistrats qu’il dit corrompus ne le soient plus ? En fait, est-ce la première fois qu’une telle affirmation est soutenue, nonobstant d’où elle vient sans que cela n’émeuve personne, sauf peut-être ceux qui se retournent dans leur tombe à l’idée de savoir qu’il y a quelque chose qui semble ne plus tourner rond à Gabao.
Depuis que le pays a acquis son indépendance le 17 août 1960, jamais un Ministre de la Justice, à moins qu’on nous apporte la preuve du contraire, n’a osé tenir pareille propos vis-à-vis des magistrats. Est-ce le début d’une nouvelle ère ? Laquelle ? En tout cas, cela risque de jeter un discrédit sur cette justice déjà accusée de plusieurs maux et remettre en cause l’autorité même de l’État, à travers ceux qui l’incarnent, à savoir les membres du Gouvernement. L’on a souvent avancé que l’impunité était une règle d’or au Gabon, cette idée ne se renforcera-t-elle pas après la sortie du Ministre de la Justice ? Qu’adviendra-t-il de l’interprétation qu’en feront les citoyens dont nombre ont des affaires pendantes au tribunal et affirment avoir raison ? Peut-être allons- nous vers la fin de la justice à deux vitesses.