Ce citoyen s’exprime ici en conscience libre. Il s’inquiète des blocages démocratiques constatés depuis 26 ans ainsi que des conséquences à long terme des derniers événements post-électoraux. Assénant trois vérités fondamentales à regarder en face, il appelle de ses vœux la mise en place d’un mécanisme constitué de mesures judiciaires et non judiciaires afin de mettre fin aux abus et déni de démocratie pour établir un véritable état de droit.
Face à la crise post-électorale qui menace durablement notre vivre ensemble, la recherche d’une solution qui consacre la souveraineté du peuple et préserve ses intérêts est aujourd’hui une nécessité. Pour les élites, c’est même un devoir éthique et moral autant qu’une responsabilité historique. Je l’écris ici en conscience. Après 26 ans de démocratie Canada Dry, d’élections truquées, de victoires volées ou confisquées, de libertés publiques aliénées et, finalement, de développement compromis, il est peut-être temps d’entrer de plain-pied dans la modernité. Il est certainement temps de libérer les énergies et intelligences. L’heure est peut-être venue de permettre à chacun de se réaliser positivement, selon ses mérites et capacités et dans le respect de l’intérêt général.
Notre pays ne saurait plus longtemps s’accommoder de la prééminence d’intérêts particuliers et partisans. Comment tolérer que le président de la Commission électorale nationale autonome et permanente (Cenap) ait pu s’autoriser à modifier la liste des pièces constitutives du dossier de candidature à la présidentielle ? Ne savait-il pas que la loi en fait une mention précise et exhaustive ? Pourquoi devrait-on l’autoriser à outrepasser ses missions ? Comment comprendre qu’il n’ait nullement fait cas des lettres de protestation formulées par des milliers de citoyens ? Avait-il le droit d’ignorer aussi ostensiblement l’avis de citoyens agissant conformément à la loi ? Comment se satisfaire de ce que l’hebdomadaire Jeune Afrique ait pu présenter la présidente de la Cour constitutionnelle comme la personne dont dépend l’avenir du Gabon ? N’était-ce pas là une façon de lui attribuer la souveraineté du peuple ? Comment comprendre que la Cour constitutionnelle se soit permis d’annuler 21 bureaux de vote sans ordonner la reprise des opérations électorales ? Faut-il lui rappeler que le droit de vote est un droit politique fondamental, reconnu à tout citoyen ? Au nom de quoi et en vertu de quelle disposition s’est-elle donc arrogé le droit de priver certains citoyens de leur droit de vote? Pourquoi la province du Haut-Ogooué a-t-elle fait l’objet d’un traitement singulier, au point d’être, malgré elle, prise en otage ? Comment expliquer tous ces morts et disparus enregistrés ici et là ? Fallait-il vraiment en arriver là pour satisfaire les ambitions personnelles d’un citoyen ? Pourquoi devrait-on se satisfaire d’investitures précipitées et organisées à la hussarde ? À se complaire dans le cycle infernal élections/contestation/répression, quel avenir esquisse-t-on pour notre pays ? Quel exemple donne-t-on aux jeunes générations ?
Des images montrant un président de la Cenap faisant exploser l’applaudimètre durant l’investiture d’un candidat désigné vainqueur défilent encore dans ma tête. Je cherche toujours à en mesurer le sens et la portée. Pour l’heure, j’y vois un acte manqué lourd de sens et dévastateur pour la crédibilité de nos institutions. Or, je suis convaincu que le Gabon ne se construira pas sur la tricherie, le déni de démocratie et le discrédit des institutions. Je n’ose admettre que certains compatriotes croient faire le bonheur des populations contre leur volonté et malgré elles. Je ne crois pas que l’on soit condamné à élever nos enfants dans le culte de la fraude et la religion des élections truquées. Je suis, en revanche, convaincu que nous pouvons bâtir des solutions efficaces si nous posons préalablement le bon diagnostic. Face à nous-mêmes, à notre présent et à notre avenir, nous avons un devoir de vérité.
Souveraineté confisquée
Au fondement de tout, il est une vérité : la souveraineté nationale appartient au peuple et à aucune institution. Autrement dit, les institutions ne doivent ni se substituer au peuple, ni chercher à lui imposer leur volonté. Elles doivent simplement réguler l’exercice des droits civils et politiques. Or, tel qu’elles fonctionnent aujourd’hui, les institutions, en tête desquelles la Cour constitutionnelle, se mettent au-dessus du peuple dont elles usurpent la souveraineté. Au lieu de se faire le relai des aspirations du peuple et garantir le fonctionnement régulier de l’appareil d’État, elles se croient en droit de faire prévaloir des intérêts privés et partisans. Parce qu’elles s’affranchissent systématiquement de leur obligation d’impartialité et de neutralité, les institutions se condamnent à la fuite en avant permanente, à la défiance populaire et, fatalement, au recours à la «violence légitime» et donc à l’usage de la force. Dangereuse et porteuse d’incertitudes à long terme, cette logique prévaut depuis un quart de siècle maintenant. Mais, c’est aussi celle qui a prévalu dans tous ces pays qui nous ont offert un spectacle que personne n’aimerait vivre chez nous.
La deuxième vérité à rappeler ici est que le Gabon n’est pas divisé entre ceux qui sont nés pour diriger et ceux qui sont venus sur terre pour subir. Comment expliquer cette obsession à se maintenir au pouvoir, coûte que coûte, quand on reconnaît avoir échoué ? L’argument selon lequel les principales figures de l’opposition ont, jadis, été des barons du régime est trop éculé pour être servi de nouveau. Surtout que, toutes les démocraties recyclent naturellement leur personnel. Alassane Ouattara n’est-il pas un ancien baron du PDCI/RDA ? Macky Sall n’est-il pas un fils spirituel d’Abdoulaye Wade ? Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas occupé l’Elysée entre 2007 et 2012 ? La démocratie est fondée sur l’acceptation du choix du peuple. On ne saurait justifier les élections truquées par les parcours des candidats.
La troisième vérité que nous devons regarder en face est la différence fondamentale qui existe entre maintien de l’ordre et répression. On ne peut admettre plus longtemps que le maintien de l’ordre se solde invariablement par des pertes en vies humaines, que les missions de police se ramènent au droit de donner la mort pour le triomphe d’intérêts égoïstes et politiciens. Nous devons combattre l’immixtion de l’armée dans la vie publique et notamment dans le débat électoral. Surtout, nous devons rendre au peuple sa souveraineté, trop longtemps confisquée par des institutions engluées dans des liaisons incestueuses.
Mécanisme hydride
La main tendue d’Ali Bongo est aujourd’hui malvenue puisqu’elle légitime les doutes sur les résultats officiels de la dernière présidentielle et se ramène au débauchage. Pourquoi s’ouvrir à des personnalités réputées proches de l’opposition si on a la certitude de l’avoir emporté avec plus de 50% des voix ? Comment parler «d’ouverture» quand les contacts sont noués dans le dos des partis et dans le silence des apartés nocturnes ? Agir dans des cercles fermés en versant des sommes d’argent revient à acheter des consciences et non à négocier un consensus minimal. Cela ne saurait faire office de projet politique ou contribuer à inventer le futur pour notre pays. Au surplus, le dialogue proposé par Ali Bongo ravive le souvenir des Accords de Paris et de nombreux arrangements d’arrière-boutique qui jalonnent l’histoire de notre démocratie et la longue marche de notre peuple vers sa pleine souveraineté. La propension du pouvoir en place, depuis un demi-siècle, à ne pas respecter ses engagements, à tout fouler aux pieds, et l’enfermement dont il a jusque-là fait montre laissent aujourd’hui éclater leurs effets pervers.
Le dialogue proposé par Ali Bongo semble d’autant plus difficile à amorcer que les événements post-électoraux sont entourés d’un épais brouillard. On s’interroge encore sur le nombre exact de morts, disparus et blessés. On se demande pourquoi le quartier général de Jean Ping a pu être attaqué avec une telle violence. On cherche à comprendre s’il n’était pas possible de gérer les manifestations populaires sans forcément semer la mort. On disserte sur les identités des commanditaires et exécutants de cette répression massive en même temps que sur l’impunité voire l’immunité dont ils bénéficient. Naturellement, on réfléchit aux voies et moyens d’en conjurer les effets pervers. Face à cette évidente coupure de la société et du pays et à cette suspicion généralisée, un mécanisme hybride, combinant mesures judiciaires et non judiciaires s’impose. C’est la responsabilité des élites. C’est celle de ma génération. C’est celle qui s’imposera comme préalable à toute entreprise de reconstruction de notre vivre ensemble.
Enquête indépendante
Pour les détenteurs de l’autorité publique, il est temps de faire preuve de courage. Il est temps d’aller au-delà de la défense des privilèges et honneurs pour se hisser au niveau des enjeux et défis. Il est temps de choisir entre intérêts personnels et intérêt général. Il est temps de sortir de cette rétrograde politique politicienne pour s’inscrire dans une perspective historique. Pour cela, les organisateurs de la dernière présidentielle (président de la Cenap, ministre de l’Intérieur et président de la Cour constitutionnelle) doivent rendre des comptes. Il en va de même pour les commanditaires et exécutants de la répression du 31 août dernier. Il faut bien que les détenteurs de l’autorité publique apprennent à répondre de leurs actes ! Il faut aussi que l’Etat assume ses responsabilités en analysant les faits sous l’angle de l’intérêt général et de la conformité aux normes universellement admises. La réconciliation nationale ne sera jamais possible dans un contexte d’impunité et de préférence partisane.
Dans ce processus de réconciliation nationale, la justice transitionnelle peut être un outil. Il y a urgence à faire en sorte que nous assumions, individuellement et collectivement, notre passé tout en posant les fondements d’un véritable état de droit. En clair, nous devons affronter le passé pour construire l’avenir. Le droit de savoir, le droit à la justice, le droit aux réparations et, le droit aux garanties de non-répétition doivent être reconnus aux citoyens. Si nous voulons donner une chance à notre pays de se moderniser, l’Etat doit garantir ces droits et les consacrer. Parce que nous saurons jusqu’où sommes-nous allés trop loin dans l’ignominie, pourquoi en sommes-nous arrivés là et qui en a été victime, des procès respectueux aussi bien des droits de l’accusation que de la défense pourront se tenir. Parce que cet inventaire sera exhaustif et notre justice équitable, des justes dédommagements et réhabilitations pourront rendre à chacun un peu de sa dignité perdue. Parce que nous aurons une idée précise de ce qu’emportent les réparations, nous nous efforcerons de ne plus tomber dans les mêmes errements. Instruits de tout cela, nous pourrions alors définir ensemble les contours d’un vivre ensemble respectueux de la souveraineté nationale et héritier de notre histoire.
Nous pouvons, dès à présent, engager une réflexion sur le fondement des bonnes pratiques ayant fait leurs preuves ailleurs. La Commission nationale des droits de l’homme, le médiateur de la République, l’ordre des avocats ainsi que les organisations de la société civile œuvrant pour la défense des droits humains et la bonne gouvernance peuvent très bien contribuer à cet exercice. Mieux, une expertise technique mobilisable est disponible à l’international. Il s’agit d’ouvrir la voie à une enquête internationale indépendante sur les crimes, abus de tous ordres et dénis de droit commis depuis 2009 voire depuis 1990 ou bien avant. Il s’agit aussi d’en évaluer les réparations et réhabilitations. Bien entendu, les événements consécutifs à la présidentielle du 27 août dernier seraient prioritaires.
Nous ne pouvons et de devons laisser impunis les crimes rituels, assassinats politiques, spoliations et tous les actes d’instrumentalisation des institutions. Nous devons nous donner les moyens de comprendre comment et pourquoi sommes-nous arrivés à un tel dérèglement des valeurs et principes, à une telle violence contre des citoyens aux mains nues. Une fois pour toutes, nous devons aussi répondre à la question de savoir si l’ambition individuelle doit prévaloir sur notre destinée commune. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrions envisager des réformes institutionnelles consensuelles.