S’appliquant à tordre littéralement le cou à un article de Flavien Enongoué, universitaire et conseiller spécial du président de la République, paru en décembre 2015 et titré «Les guerres civiles de l’opposition gabonaise : en avant vers le passé», Sylvère Mbondobari, universitaire également, tente à travers la tribune libre ci-après, d’analyser la coalition de l’opposition autour de la candidature de Jean Ping.
Si le candidat du parti au pouvoir se montre combatif et optimiste quant à l’issue du vote du 27 août prochain, le moins qu’on puisse dire c’est que l’euphorie n’est plus de mise dans le cas présidentiel. Le pire n’est jamais sûr, jamais exclu non plus. Au mois de décembre 2015, Flavien Enongoué, enseignant de philosophie politique (UOB), soulignait dans une tribune (L’Union) les limites de la stratégie électorale de l’opposition gabonaise depuis 1990 affirmant par la même occasion que l’équation de la présidentielle « sera très simple à résoudre pour la majorité […] en 2016, parce qu’elle n’a pas d’autre inconnue que la seule volonté du sortant : Ali Bongo Ondimba. […] En revanche, l’équation sera complexe pour l’opposition gabonaise. » Et l’enseignant de philosophie de conclure « Sauf miracle politique, celle-ci sera confrontée, comme par le passé, à ‘la multiplication à plaisir des candidatures’, malgré les incantations actuelles sur la perspective contraire d’une candidature unique ». Le scénario est donc connu : la dispersion du suffrage aura pour conséquence inéluctable la réélection d’Ali Bongo Ondimba.
On connaît les vives réactions que cette analyse avait suscitées dans l’opinion. Noël Bertrand Boundzanga, universitaire et Président du Club 90, avait, dans une tribune assez corrosive (Gabonreview), mis en doute l’intelligence méthodologique de l’analyse, la probité intellectuelle de l’auteur et la pertinence des conclusions de l’article. Il notait que « […] comme il [F. Enongoué] esquive volontairement le problème fondamental des conditions d’existence viable de notre communauté nationale, je suis curieux de savoir si l’enseignant de philosophie a pensé ou, au contraire, s’est-il réduit à une expression instinctive aux apparats d’une activité réflexive qui n’a cependant pas dissimulé sa pulsion de survie ». Nous n’entrerons pas dans cette polémique. D’ailleurs, le format grand public de cette tribune ne nous permet pas de nous appesantir sur des considérations méthodologiques.
La coalition de l’opposition un non-événement ?
Pour l’heure un constat s’impose : l’actualité de ces derniers jours dément de manière terrible les conclusions de l’enseignant de philosophie politique rappelant aux uns et autres qu’une élection c’est bien sûr un candidat mais aussi ses hypostases que sont la société, l’histoire, la psychologie, la culture, en somme des paramètres très souvent variable puisqu’il s’agit d’abord et toujours des hommes. Depuis L’ordre du discours de Foucault, mais on le savait déjà avec Bachelard, Canghuilhem, Rorty, l’histoire ne suit pas une courbe linéaire, elle est surtout faite de ruptures et de discontinuités plus ou moins radicales. C’est donc à ce niveau qu’il faut comprendre ce qui s’est passé dans l’opposition gabonaise. Pour la première fois dans l’histoire politique du Gabon post-conférence nationale « la tradition maudite » de « la guerre civile de l’opposition » (dixit F. Enongoué) a été vaincue. Et ce ne sont pas les candidats dissidents de l’opposition qui démentiront la puissance de cette dynamique. L’événement est historique parce que, M. Oyé Mba, M. Nzouba Ndama, M. Ping et, plus tard, M. Ngoulakia, contrairement aux propos quelquefois réducteurs de certains analystes politiques, ont accepté de faire passer le projet d’une alternance politique avant leurs propres intérêts à courts termes. C’est du moins l’expression des visages et des corps, des hommes, des femmes et des jeunes rassemblés à Nkembo. Il me semble qu’au-delà des prises de positions partisanes, c’est une victoire pour notre démocratie. Car il y a plusieurs manières de rentrer dans l’histoire. Celle-là n’est certainement pas moins honorable que d’autres. « Un miracle politique », pour reprendre l’expression de F. Enongoué, s’est donc produit. Et les acteurs de ce miracle qui se moquent de ce que Bernanos appelait « les petits mufles réalistes » sont entrés dans l’histoire politique de notre pays et nous donnent l’irrésistible envie de croire en une communauté fondée sur des valeurs autres que « l’avoir et le paraître ». D’ailleurs, c’est une exigence intellectuelle qui nous commande de reconnaître avec une certaine humilité cette réalité. Dire, comme je l’ai lu et entendu ici et là, que ce ralliement est « un non-événement » fondé essentiellement « sur un marchandage de postes » relève ou de la mauvaise foi et ou de l’autisme. Mauvaise foi, parce qu’on refuse d’admettre l’évidence politique. Autisme, parce qu’on s’enferme dans ses propres fantasmes en sous-estimant la dimension sociohistorique de l’événement. On aurait tort pourtant d’adopter une telle posture. Parce que derrière ces trois personnalités se retrouvent de nombreux alliés, des milliers de Gabonais (Partis politiques, Société civile, Associations, etc.) qui de toute évidence, vont assurer leur soutien à M. Jean Ping. Ce ralliement renforce également l’idée largement partagée par l’opposition gabonaise qu’en dépit des blocages institutionnels, une victoire par les urnes est possible, pour certains inévitable. Ce qui est sûr, c’est que cette nouvelle configuration change considérablement la donne à la veille de l’élection présidentielle. Pire, elle complique les calculs du candidat du PDG et de son état-major. Surtout qu’il apparaît nettement que le CLR et d’autres partis de cette galaxie n’apprécient que très peu le sort qui leur est réservé dans la gestion de la campagne électorale. La récente sortie de M. Jean Boniface Assélé ainsi que les démissions de dernières minutes d’un ancien ministre (Dominique Guy Noël Nguieno) et d’un député PDG (Martin Moulengui Mabende) en sont la parfaite illustration d’un manque de sérénité au sein de la majorité pour l’Emergence. Et nul ne peut mesurer à l’heure actuelle les conséquences de ses dissensions à quelques jours de l’échéance électorale, le CLR étant assez bien implanté à Libreville.
Bien plus qu’une question de circonstances, la mise en place de cette coalition a un effet psychologique indéniable. Comme on sait, en matière électorale, la psychologie est un facteur essentiel particulièrement dans un pays où l’électorat extrêmement volatil collectionne à tout va les T-shirts et les gadgets de l’ensemble des candidats. Il faut reconnaître que face à un clientélisme souvent très agressif, les populations ont depuis développé des stratégies consistant à préserver la liberté de leur choix jusqu’au moment ultime du vote.
Comment dès lors comprendre ce changement de paradigme ? Comment interpréter cette rupture ?
Ce qui est sûr, c’est que c’est un mariage de raison avec des conséquences que nul ne peut imaginer en ce moment. Pour comprendre ce mariage contre nature, il faut nécessairement se pencher sur la gouvernance des 7 dernières années. Il me semble qu’au moins trois raisons (la liste n’est pas exhaustive) permettent de saisir le message envoyé par ces ralliements. Premièrement, ils peuvent être compris et interprétés comme une réponse à l’idée largement véhiculée par le PDG-Émergent que l’on ne fait pas du « neuf avec du vieux ». S’il est indéniable qu’il fallait pour avancer et rompre avec certaines pratiques « tuer le père » (Freud), cette rupture du contrat intergénérationnel par des gens qui, pour la plupart doivent leur ascension professionnelle et politique aux « vieux », a eu pour conséquence un départ du PDG d’une génération. Or si cette génération (Ndemezo, Ntoutoume Emane, Adiahenot, etc.) n’était plus indispensable dans la gestion de l’administration, il n’en demeure pas moins qu’elle restait nécessaire pour assurer les victoires électorales. Au demeurant, je ne partage pas l’analyse uniquement matérialiste qui consiste à dire que ces anciens hiérarques du PDG ont tous quitté le bateau ivre parce qu’ils avaient perdu leurs privilèges. Il me semble que les raisons sont bien plus profondes. Mais cela est une autre question…
La deuxième raison a trait à la gestion de la chose publique. Dans cette querelle des Anciens et des Modernes à la gabonaise, la rupture prônée par les ténors de l’Émergence reposait sur un principe de bonne gouvernance avec en filigrane l’idée que les Anciens avaient ruiné le pays et que les « Émergents » allaient relever le défi du développement. Sept ans après le désarroi est général. Et pourtant le Plan Stratégique Gabon Emergent était censée alimenter un cercle vertueux entre croissance et progression graduelle vers l’excellence, la compétence et la justice sociale, tout en résorbant les problèmes sociaux. Entre des impatiences sociales et le ralentissement prononcé de l’activité économique, le gouvernement a peiné et peine encore à esquisser des solutions de sortie de crise. La jeunesse qui aspire à autre chose qu’une vie scandée par des dons et une cynique attention pré-électorale est la première victime de ce système. A cela il faut ajouter les indiscrétions sur Delta Synergie, les révélations de Mediapart et des Panama Papers qui ont fini par briser cette vitrine et pointer le hiatus entre les discours teintés de bonnes intentions et la réalité de la gestion des finances publiques. Les plus lucides signalaient depuis trois ans les mirages de cet « avenir en confiance ».
La troisième raison nous ramène au sentiment diffus mais bien réel qui traverse une grande partie de l’opinion gabonaise avec en substance l’idée que l’Etat est aux mains d’une légion étrangère occidentale (les fameux Français du Gabon) et ouestafricaine. Souvent diffusé par les responsables de la Haute administration si ce n’est des membres du PDG eux-mêmes, ce sentiment qui ne date pas d’aujourd’hui s’est amplifié au fil du temps pour devenir un handicap dans la stratégie de conservation du pouvoir. C’est justement ce sentiment largement partagé par l’élite politique de l’opposition qui a fait dire au candidat du PSD, Maganga Moussavou, que « les Béninois avaient beaucoup de chance au Gabon » et que le Directeur de Cabinet du Président de la République M. Accombressi « serait un second Dossou ».
Même si les résultats de l’élection restent encore incertains, on peut déjà prendre le risque de répondre à F. Enongoué qu’Arès, le dieu de la guerre, n’aura pas élu domicile cette année au sein de l’opposition gabonaise. Comme l’explique E. Goffman « le problème n’est pas d’établir la réalité de la réalité mais de cerner les manières de plus en plus diverses par lesquelles va s’agencer le sens de la situation ». L’homme de science même impliqué dans une situation doit conserver la capacité de s’en distancier. En Insider et bon connaisseur du microcosme politique gabonais, F. Enongoué possède la science qui permet de lire la complexité de la réalité. Ne pas en tenir compte, c’est réduire l’écart nécessaire entre la subjectivité et l’objectivité. Les problèmes ne manquent pas dans le camp présidentiel, et la politique de l’autruche menée par le Secrétariat général du PDG qui, d’une démission à une autre, de manière insipide et monotone, faisait des anciens membres du parti, avec beaucoup de condescendance, des êtres aigris sans réel poids politique, au lieu de renforcer le parti, a eu pour conséquence fatale de fragiliser les fondations de l’édifice.
Figure tragique s’il en est, l’opposition gabonaise ou du moins ce qui la compose aujourd’hui, toujours montré du doigt comme « une communauté maudite » s’est donc défaite de cette honteuse malédiction. C’est dire qu’avec cette alliance de l’opposition autour de la candidature de M. Ping, l’idée d’une victoire annoncée par la dynamique plurielle a déjà pris un sérieux revers. Et cela sonne comme une évidence que les partisans convaincus du Président sortant, pour assurer sa victoire, ne peuvent plus compter sur la seule force de l’inertie de l’opposition. Ils doivent d’abord regarder les écueils en face plutôt que de les minimiser comme ils le font souvent. Sauf que pour une réelle et profonde introspection, il ne reste plus beaucoup de temps.