La nuit est noire à Emone-Mekak, village gabonais de 300 habitants, à 80 kilomètres au nord de Libreville, tout près de la frontière de la Guinée équatoriale. Tellement noire qu’il y a quelques mois, Daniel Awoumé, sexagénaire à la retraite, ancien employé d’imprimerie dans la capitale, est tombé dans un puits en cherchant le chemin de sa case. Il a fallu la mobilisation et le sang-froid de tout le village, à la lumière des lampes à pétrole, pour l’en sortir. « Voilà ce qui arrive quand on abandonne les gens à eux-mêmes, dit-il aujourd’hui. Le gouvernement annonce de grands travaux, la lumière pour tous, mais il n’y a rien de concret. »
Le rescapé du puits participe ce soir à un forum d’un genre particulier. Une réunion bien différente de la quatrième édition du New York Forum Africa, qui s’est tenue fin août à Libreville. L’événement clinquant, financé par le gouvernement du Gabon et organisé par l’homme d’affaires Richard Attias, était cette année consacré aux solutions au déficit énergétique dont souffre l’Afrique, un continent où deux tiers du milliard d’habitants n’ont pas accès à l’électricité.
Improvisé par l’auteur de ces lignes avec cinq habitants dans une case, le forum d’Emone-Mekak, lui, se déroule au village, sans Richard Attias ni électricité, mais sur le même thème : comment sortir de la nuit ?
« On n’a rien ici, pas d’argent, pas d’eau, pas d’école, on vit dans le noir et tout le monde s’en moque », s’énerve d’entrée Pierre Mbeng, 63 ans, la bouche édentée. Il vient de pénétrer dans la pièce faiblement éclairée par deux lampes à pétrole. En guise de bienvenue, ses compères lui tendent un verre de mongrokom. Plusieurs gobelets de cette eau-de-vie très forte à base de maïs, typique de l’ethnie fang du nord du Gabon, ont déjà coulé dans les gosiers.
L’homme, qui s’est trouvé un banc pour s’asseoir, est le seul du village à posséder un téléviseur, de marque Sharp, acheté d’occasion à 60 000 francs CFA (environ 90 euros). Une somme, dans une région où le revenu moyen journalier avoisine 50 centimes d’euro. En l’absence d’électricité, le téléviseur n’a pas permis à son propriétaire de suivre les échanges optimistes des VIP français, africains et internationaux invités à grands frais à Libreville.
« De quoi parlent-ils dans ces réunions ? Tout ça ne nous concerne pas. Ils font des discours et ils sont incapables de goudronner une route de 80 kilomètres », poursuit Pierre Mbeng, cultivateur, furieux, en évoquant la piste cahoteuse qui relie son village étouffé par la forêt équatoriale à la capitale et que brave, un jour sur deux, un minibus déglingué. La diatribe fait l’unanimité parmi les participants du forum inopiné d’Emone-Mekak, mais le téléviseur Sharp suscite quelques jalousies. Et bien que l’écran posé au milieu de sa pièce ne s’anime jamais, le vieux cultivateur n’est pas insensible au prestige qu’il lui procure.
« Mbeng, tu n’es qu’un vantard. Moi je n’ai même jamais pu m’acheter un simple radiocassette à piles, réplique Gloria Ntoum, femme imposante, au verbe haut. Seule présence féminine dans cette assemblée d’hommes, elle est la commerçante du coin. On vit comme des animaux, assène-t-elle. Même les animaux sont mieux. Parce que quand ça ne va pas, ils grimpent dans les arbres. »
350 000 Gabonais sans électricité
Il y a bien un dispensaire médical, à Emone-Mekak, mais ses portes ont fermé, faute de raccordement au réseau électrique. Le bâtiment d’un seul niveau, entouré de bananiers, a fonctionné quelques mois il y a une dizaine d’années, grâce à un groupe électrogène. Puis l’engin a rendu l’âme et les infirmiers affectés au village ont refusé de s’y rendre.
Le Gabon se classe fièrement au quatrième rang des pays d’Afrique subsaharienne producteurs de pétrole. Ses revenus importants issus des hydrocarbures, ramenés à une population de taille modeste (1,7 million d’habitants), pourraient accréditer l’idée que la population vit dans un confort digne d’un pays développé. Le PIB par habitant de quelque 20 500 dollars par an ces dernières années est considéré comme « revenu intermédiaire, tranche supérieure » par la Banque mondiale et n’est pas très éloigné de celui de la Hongrie (23 200 dollars) ou du Portugal (25 600 dollars), deux pays dont les habitants ont accès à des infrastructures et un réseau électrique digne de ce nom.
Mais au Gabon, 30 % de la population est considérée comme « pauvre », d’après une étude en 2014 du cabinet McKinsey commanditée par une commission présidée par la première dame, Sylvia Bongo. L’enquête de 25 pages aurait coûté entre 8 milliards de francs CFA (environ 12 millions d’euros), selon le gouvernement, et 18 milliards de francs CFA (environ 27 millions d’euros), selon des organisations de la société civile. De fait, 350 000 Gabonais ne sont tout simplement pas raccordés à l’électricité, y compris les 300 âmes d’Emone-Mekak, et les autres souffrent tous les jours de coupures qui durent souvent plusieurs heures, voire la journée entière.
« Avant, les Equatoguinéens étaient pauvres et venaient chercher de quoi vivre chez nous, affirme le chef du village, Eugène Mba Nguong, un homme chétif de 48 ans qui en paraît dix de plus. Maintenant, ils ont tout. Dès qu’on passe la frontière (à une dizaine de kilomètres au nord, de l’autre côté du Rio Muni), il y a des routes goudronnées et de l’électricité. »
La société gabonaise d’électricité, SEEG, reconnaît que ses installations sont insuffisantes et vétustes. Le président Ali Bongo, qui a succédé à son père Omar en 2009, tente de rassurer ses compatriotes en évoquant un plan de « Gabon émergent » pour 2025. En 2013, la première phase de mise en production du barrage hydroélectrique de Grand Poubara (sud-ouest) a permis d’injecter 160 mégawatts dans le réseau national. De quoi alimenter deux usines de manganèse, s’est rengorgé le ministère gabonais de l’énergie. Mais cela ne suffit pas : au-delà des deux sites, il faut au moins 1 200 MW d’ici 2020 pour couvrir les besoins de toute la population.
L’électricité, les habitants d’Emone-Mekak peuvent la contempler (quand il fait jour) en levant la tête. Une ligne à haute tension passe en effet au-dessus du village, mais aucune maison n’est raccordée. Pas même celle du chef Mba Nguong. La parcelle de ce père de neuf enfants est un ensemble de trois petites maisons en bois coiffées de feuilles de raphia. Celle du centre, l’ana, sert de case à palabres et abrite, ce soir, notre forum villageois.
Un sentiment d’abandon
« Tout ce qu’ils savent faire, fulmine Daniel Awoumé en évoquant les guerres intestines au sein du Parti démocratique gabonais (PDG), le parti au pouvoir, c’est se battre entre “émergents” et “héritiers”. » Dans le vocabulaire politique gabonais, le premier terme désigne les proches du président Ali Bongo, dont le train de vie ostentatoire indique qu’ils ont émergé sans attendre 2025, alors que le second caractérise les nostalgiques de son père Omar, dont le règne a duré très précisément 41 ans, 6 mois et 6 jours, le record africain après celui de Mouammar Kadhafi, cinq mois et 16 jours de plus.
« Ils se battent et s’enrichissent entre eux », regrette Eugène Mba Nguong. Malgré son traitement trimestriel de 30 000 francs CFA (46 euros), le chef ne vit pas mieux que les autres et s’éclaire à la lampe à pétrole, comme tout le monde à Emone-Mekak. Un litre de pétrole coûte 500 francs CFA et il faut 5 à 10 litres par semaine pour s’éclairer. Rares sont donc les habitants du village qui veillent plus tard que les poules.
Ce soir, néanmoins, la veillée se poursuit, alimentée par le ressentiment de villageois qui se sentent délaissés, loin de l’effervescence de la capitale et de ses événements mondains. Le chapiteau du stade de l’Amitié, qui a accueilli le New York Forum Africa de Libreville, était équipé d’un écran géant circulaire long de plusieurs dizaines de mètres alors que l’immense podium était balayé par la lumière aveuglante des projecteurs.
A Emone-Mekak, la lueur des lampes-tempête permet à peine de distinguer le visage de nos panélistes d’un soir. Nouvelle tournée de mongrokom, que vend Gloria Ntoum, la commerçante. « Je n’ai pas besoin d’un homme dans ma vie », clame-t-elle pour justifier son célibat. Son insolence agace l’assemblée.
– Tu sais qu’autrefois, les femmes n’avaient pas le droit d’entrer ici ?, grogne Jean Nomo, sans occupation connue mais qui se fait appeler John Garang, du nom de l’ex-chef rebelle sud-soudanais tué dans un accident d’hélicoptère en 2005.
– Oui, mais ce temps est passé. Je ne serai jamais l’esclave d’un homme.
– Qui te demande ça ? On te dit juste de parler avec respect.
– On n’est pas à l’armée ici. On ne mange pas le respect.
L’échange s’anime. John Garang est moqué pour ses rêves de jeunesse frustrés : il voulait devenir officier. Gloria, elle, doit se défendre d’être une séductrice. De vieilles histoires resurgissent, des moments difficiles aussi. L’humeur d’Eugène Mba Nguong, le chef du village, s’est assombrie au souvenir de ses ennuis domestiques. « Ma femme est en grève contre moi », lâche-t-il. Une manière pudique de dire que son épouse a quitté le domicile conjugal il y a quelques mois, avec perte et fracas.
Un silence gêné s’installe et fait office de clôture officielle du forum. Chacun repart dans la nuit, en faisant attention à ne pas tomber dans le puits. Le chef remonte le verre de ses deux lampes à pétrole et souffle sur la mèche. Il n’est pas encore dix heures et le village s’endort.
Le lendemain, le chant du coq, long et rauque, interrompt le concert strident des grillons nocturnes. La silhouette frêle et voûtée de Julienne Zomo, la sœur du chef, apparaît dans la cour. Son chien famélique pousse quelques aboiements en réponse aux premiers caquètements des poules que la paysanne fait sortir de leur grange. Dans quelques minutes, le soleil percera à travers les arbres. Alors Julienne distinguera mieux les formes et les chemins, et s’en ira rejoindre ses champs non loin de là, jusqu’au crépuscule.