Dans le fond comme dans la forme, au regard de l’opacité de son financement, la rencontre organisée les 9 et 10 octobre dernier à Libreville par notre célèbre et prestigieux confrère n’est pas à l’avenant des combats qu’il a menés ni des idées qu’il a toujours défendues.
A l’initiative de notre confrère français Libération et grâce à un mode de financement classé secret défense, un forum citoyen s’est tenu les 9 et 10 du mois en cours à Libreville. Décrit par certains participants comme une «opération de communication à la gloire d’Ali Bongo», ce raout visait vraisemblablement des objectifs toujours inconnus du grand public. En revanche, il fait l’unanimité sur deux points : le mauvais choix des intervenants et la faible qualité des échanges. Par qui et sur quels critères la liste des panélistes a-t-elle été arrêtée ? Certains y voient la main de la présidence de la République et la nécessaire connivence avec elle. Pourquoi les seuls intervenants non inféodés à l’actuelle majorité se recrutaient au sein de la société civile ? D’autres y décèlent une manipulation, une recherche de caution à peu de frais.
N’empêche, Libération n’en démord pas : ces échanges visaient à permettre à «tous les citoyens intéressés d’écouter et d’interpeller les responsables de tous bords, les experts, les intellectuels ou les journalistes». De tout temps, le chemin de l’enfer a été pavé de bonnes intentions. Notre prestigieux confrère l’a-t-il oublié ? Comptant Jean-Paul Sartre parmi ses fondateurs, décrit par Serge July comme «libéral-libertaire», il aurait dû faire montre de davantage de lucidité. Il avait la latitude de faire la différence entre vie quotidienne et vie authentique. Il pouvait passer par les autres forces sociales pour parvenir à une idée de la réalité proche de la vérité. Il avait, de ce fait, l’obligation de davantage consulter, s’ouvrir à tous, avant de trancher.
Erreurs de casting
Pour sûr, des dirigeants de la majorité ou du secteur privé étaient indiqués pour cet échange. Pour sûr, la société civile devait y être conviée. Mais pour la pertinence des analyses, la richesse des échanges, des hiérarques de l’opposition et des personnalités en situation auraient pu être invités. L’Union nationale (UN), le Cercle des libéraux-réformateurs (CLR), le Parti social-démocrate (PSD), l’Union du peuple gabonais (UPG), le Parti gabonais du centre indépendant (PGCI), le Centre pour la promotion de la démocratie et la défense des droits de l’homme au Gabon (CDDH-Gabon), l’Organisation nationale des employés du pétrole (Onep), la Convention nationale des syndicats du secteur éducation (Conasysed), l’ONG «On ne m’achète pas»… auraient sans doute donné à ce rendez-vous une toute autre tonalité, une plus large amplitude et davantage de profondeur.
Les organisateurs de ce forum semblent avoir multiplié les erreurs de casting : au lieu de demander à un ministre et un membre du cabinet présidentiel de porter la contradiction à deux leaders de la société civile sur les «défis de la démocratisation», ils auraient été mieux inspirés de faire appel à des élus (députés, sénateurs, maires, présidents de conseils départementaux) de la majorité et de l’opposition. Aux côtés de Marc Ona Essangui et Georges Mpaga, on aurait aimé retrouver, au choix, Rose-Christiane Ossouka Raponda, Alfred Memine-me-Nzué, Jean Eyéghé Ndong, Albertine Maganga-Moussavou, Narcisse Massala-Tsamba, Vincent Essono Mengué, Pierre-Claver Maganga-Moussavou, Alexandre Barro Chambrier, Luc Marat-Abyla, Jean-Boniface Assélé, Patrick Eyogo Edzang… On aurait même pu remplacer l’un ou l’autre leader de la société civile par Paulette Oyane Ondo ou Pierre Ndong Aboghé. Au lieu de risquer l’endogamie et la consanguinité en confiant la réflexion sur «le développement inclusif» à Jean-Baptiste Bikalou et Yves-Fernand Manfoumbi, il aurait été plus fécond d’inviter un universitaire de l’envergure d’Albert Ondo Ossa, Gabriel Zomo Yebé ou Jean-Jacques Ekomié. Et pour cause : contrairement aux apparences, le coordinateur général du Plan stratégique Gabon émergent n’est pas un politique. C’est un haut fonctionnaire d’administration centrale, théoriquement soumis au devoir de réserve.
Sartre, réveille-toi !
Au final, le positionnement de l’ensemble des intervenants, leur passé et même leurs états de service suscitent de sérieuses réserves quant à l’objectif réel de ce forum. En quoi un ancien ministre de la sombre époque de la pensée unique, devenu conseiller du président de la République, est-il le mieux à même de tracer les perspectives d’avenir quant au partenariat France-Europe-Afrique ? Ancien ministre lui aussi, enseignant de sociologie passé par la section diplomatie de l’Ecole nationale d’administration (Ena), Anaclé Bissélo aurait très bien pu donner le change ou carrément suppléer Michel Essonghé. Pourquoi le «défi terroriste» devrait-il être analysé par un praticien de la diplomatie et sous l’angle de la seule coopération alors qu’il fait appel à une lecture holistique et nécessite un minimum de recul et de froideur ? Travaillant l’un sur le droit international, les questions maritimes et le respect des frontières et, l’autre sur la réforme de la gouvernance de la sécurité et de la défense en Afrique sub-saharienne, Guy Rossatanga-Rignault et Axel Augé auraient rehaussé le niveau du panel animé par Emmanuel Issoze-Ngondet. Au nom de quoi le président des jeunesses du Parti démocratique gabonais (PDG) serait le mieux outillé pour aborder la double question de la vitalité génésique du continent et de sa capacité à y faire face ? Ne pouvait-on pas faire appel à Andy Roland Nziengui Nziengui, président du Conseil national de la jeunesse ? Si la géomatique et la télédétection ont un rôle à jouer dans le développement de l’économie verte, on se demande encore si le directeur général d’une instance étatique dédiée peut faire preuve d’objectivité dans l’analyse. Surtout, on cherche à comprendre le rôle du secrétariat général de la présidence de la République dans le verdissement de l’économie. Mais, où sont passés tous les techniciens, militants écologistes et autres chercheurs de l’Institut de recherches agronomiques et forestières (Iraf) ? Le président du conseil d’administration d’une agence de presse publique est-il la personne la mieux indiquée pour traiter de l’indépendance de la presse ? Fallait-il absolument éviter Albert Yangari, Norbert Ngoua Mezui et l’ensemble du bureau de l’Observatoire gabonais des médias ?
Pour s’être contenté des seuls institutionnels, administratifs et politiques proches de la majorité si ce n’est carrément du président de la République voire du citoyen Ali Bongo, pour n’avoir pas ouvert son forum à d’autres intelligences, notre confrère instille le doute quant au sens réel de son initiative. Peut-on légitimer ses choix au nom de la liberté de choisir ? On a suivi les polémiques déclenchées en France par le financement des précédentes éditions de ce forum par les collectivités locales. On a longuement disserté sur Richard Attias et son New York Forum Africa ? Libération s’est-il livré à un remake de cette opération de peu glorieuse réputation ? A la fin des fins, la rencontre des 9 et 10 octobre dernier n’a servi ni le crédit ni la crédibilité de notre confrère encore moins les intérêts de la démocratie et des citoyens gabonais. Sur ce coup-là, Libération s’est livré à un tête-à-queue mémorable. Sartre, réveille-toi…