«Le pays est en panne», «le régime actuel ruine les bases de l’Etat et la promesse renouvelée de vivre ensemble et l’opposition ne se met pas toujours à la hauteur de sa tâche», laisse entendre Noël Bertrand Boundzanga, jeune enseignant-chercheur à l’Université Omar Bongo. Un texte fort, comme de coutume, qui brosse avec une implacable lucidité la situation actuelle du Gabon, déjà en révolution selon le fondateur du «Club 90».
On avait cru devenir anglo-saxon avec une science administrative qui vante les mérites des Agences entrant en concurrence avec les structures publiques antérieures qu’elles doublent souvent. Depuis 2009 donc, des Agences ont été créées pour donner une réponse structurelle à un problème d’ordre conjoncturel. L’attrait de la culture anglo-saxonne a poussé nos délires jusqu’à proclamer que l’anglais serait la seconde langue au Gabon, alors même que malgré la multitude des langues locales, nous ne sommes pas capables d’ériger l’une d’elles en langue nationale. D’erreur en erreur, la machine ne grippe plus, elle est désuète, frappée d’une foudroyante obsolescence ; elle ne fonctionne plus. Nous en sommes là, à une faillite de la décision publique qui pousse à douter de l’utilité même de l’Etat. La prolifération des Agences, malgré l’enthousiasme qu’elles ont pu susciter auprès des maîtres chanteurs, a provoqué une excroissance de la crise institutionnelle née d’un redoublement du nom de Bongo à la tête de l’Etat. Si l’Union nationale de Myboto avait dénoncé la dérive dynastique et si Bengone Nsi avait perçu des fraudes dans la pièce d’état-civil du successeur de Bongo en 2009, les Gabonais s’étaient cependant laissé divertir par un scepticisme et une indifférence qui nous font du tort aujourd’hui. La crise politique est désormais accompagnée d’une crise sociale, et le pays risque la chute.
Un gouvernement qui n’est plus en mesure d’assurer le fonctionnement régulier de l’Etat est un gouvernement qui a fait faillite et qui risque de conduire le pays tout entier à la faillite. Les travailleurs de l’administration publique sont en grève, ceci n’est pas nouveau depuis 2009. Ce qui l’est en revanche, c’est la « Dynamique Unitaire » ; cela signifie que l’Exécutif gabonais a réussi l’exploit d’unir les syndicats dans une logique collective que nous souhaitions depuis des années. Une telle dynamique, si elle résiste et réussit, devrait en favoriser une autre au sein d’une opposition habituée à se disperser et à différer ses voix/voies. Les fonctionnaires en arrêt de travail, cela signifie simplement que le pays est en arrêt de travail et que même le secteur privé va en souffrir sérieusement. Cette crise sociale découle d’une parole publique qui a perdu son autorité. Non seulement parce que les conditions originaires de son énonciation étaient discutables au point de fonder son illégitimité, mais en plus parce que lui-même, le détenteur frauduleux de cette parole, ne savait pas en faire bon usage. Au point de prendre telle décision pour ensuite entreprendre un rétropédalage qui laissait la parole publique en désarroi de sens. En témoignent, au moins, l’interdiction d’importer les véhicules de plus de trois ans et la mise en place d’un nouveau système de paiement pour les agents de la fonction publique au mois de janvier 2015. Quand dire ce n’est plus faire, quand la parole du chef n’est plus performative, l’autorité publique fragilise l’Etat autant qu’elle ruine la survivance de l’intérêt général.
Quand la démocratie représentative n’assure plus les intérêts du peuple, lorsque l’Etat semble confisqué au profit d’intérêts particuliers, le peuple orchestre une démocratie de blocage avec une stratégie d’empêchement. C’est ce que le philosophe français Rosanvallon appelle « la contre-démocratie ». Il s’instaure un climat de méfiance qui se manifeste par des actes de défiance. Le refus d’aller travailler affirmé par les agents publics est une défiance à l’égard de ceux qui se croient détenteurs de la puissance publique et qui pensent qu’ils peuvent commander sans le consentement des travailleurs. Nul n’est maître s’il n’est reconnu ainsi par ceux qu’il est censé commander. Le chef est donc en situation de dépendance à l’égard du corps administratif et technocrate. Or Ali Bongo a gouverné en pensant qu’il pouvait commander sans le consentement des travailleurs, mal lui en a pris de mépriser ceux qui sont au four quotidiennement pour qu’il soit chef. Jusqu’à présent, c’était la classe politique de l’Opposition qui refusait de reconnaître en Ali Bongo la stature de Chef de l’Etat, désormais les fonctionnaires n’y croient plus, craignant même de voir la fin de la notion d’intérêt général qui justifie l’existence même de l’Etat. L’interaction rationnelle entre l’Etat, le corps politique et la société s’est fissurée : plus d’autorité, plus de fonctionnement régulier de l’Etat ; c’est déjà une révolution.
Mais la tentation de douter de l’Etat serait une faute si la sourde révolution en cours venait à remettre en cause les fondements de l’existence de l’Etat. Bien sûr, tout le monde se rend compte que l’Etat n’est plus qu’un instrument au service d’une famille et d’une classe d’hommes politiques affairistes. Il n’y a plus bonne gouvernance parce que l’action de l’Etat n’est pas orientée vers l’intérêt général, ce que j’appelle la « civilisation du bien ». L’Etat est victime d’une exploitation ; l’Etat n’est plus gouverné. Il y a une évidente remise en cause des capacités étatiques à gouverner. Tout aujourd’hui nous conduit à contester l’Etat, et nous tombons dans la confusion des capacités de l’Etat et de celles des gouvernants. Or, l’Etat est ce qui nous unit, c’est pourquoi il faut le sauver. Sauver l’Etat, c’est sauver la Nation, c’est sauver le peuple ; c’est envisager de vivre encore ensemble dans un espace structuré qui garantit à chacun la possibilité de son épanouissement ; c’est conserver ses structures et ses fonctions. Si donc l’Etat n’est pas contesté en soi, alors c’est le modèle de gouvernance actuel qui est contesté.
Depuis plusieurs années, Ali Bongo organise des kermesses publiques autour du thème de la solidarité. Les assises sociales ont ainsi accouché d’un rapport, le Pacte social pour l’émergence en a fait autant, le dialogue social d’Angondjé crée des remous et le Cabinet McKinsey est parvenu à chiffrer le nombre de pauvres que les vrais Gabonais connaissaient déjà… Du divertissement pour ne pas prendre des décisions, des pactes pour faire espérer et arranger des accords politiques. Et le mal étant profond, on remet à jour l’Union nationale dans une vaine tentative de réhabilitation de soi, lorsqu’on fait croire qu’on réhabilite les autres. On refuse le dialogue souhaité par la classe politique, mais on l’organise en parallèle avec la société civile. Le clan Ali ignorait que le feu de la révolution brûlait précisément dans les entrailles du front social. Une escalade de la cacophonie qui a occasionné la « Dynamique unitaire » dans la société civile lors même qu’on doutait de la capacité de l’Opposition à enfanter un soulèvement populaire. Et la représentation nationale, qui a choisi la soumission à ce désordre, parce qu’il vaut mieux être esclave d’intérieur, ne peut apporter de réponse. Elle aussi, dans l’entendement général, ne représente plus le peuple. Or, c’est cela qui met en danger l’Etat. Il est nécessaire qu’il subsiste un minimum de croyance en l’Etat pour que ses fondements soient maintenus. Quand on a cessé de croire à la parole publique, quand on a cessé de croire à la logique représentative du peuple, il faut croire que le sentiment de rejet de la gouvernance administrative et politique actuelle vient du fond des âmes. Les bonnes décisions sont celles qui évitent au pire de se produire. La prévention vaut mieux que la guérison. La démocratie appartient au peuple, il faut la lui remettre.
Et l’Opposition qui apprécie le mouvement de la Dynamique Unitaire engendré par la société civile doit pouvoir également apprécier ses propres turpitudes. Il ne suffit pas d’être estampillé Opposition pour laisser croire que la lutte politique est une lutte pour l’intérêt général. Depuis des années, les stratégies de l’Opposition ont été celles de la division. Faire coïncider la Dynamique Unitaire de la société civile et la dynamique unitaire de l’Opposition serait une option décisive pour l’alternance que nous souhaitons de tous nos vœux. Or, nous avons une Opposition qui se complaît à être une Opposition fonctionnelle et qui ne se met donc pas en situation de gouverner. Si le Régime actuel ruine les bases de l’Etat et la promesse renouvelée de vivre ensemble, l’Opposition ne se met pas toujours à la hauteur de sa tâche. Elle veut se montrer intelligente par de longues tirades de réflexion, la voici qui ruine son destin en inhibant le rêve de l’alternance. La conjoncture sociopolitique actuelle est favorable à une « Dynamique unitaire de l’Opposition ». C’est maintenant qu’il faut l’activer.
Au Club 90, qui travaille pour l’alternance démocratique et un nouveau patriotisme, nous souhaitons faire barrage à toutes les logiques qui ont conduit le pays à un tel état de délabrement. Il faut sauver notre pays, parce que c’est le nôtre. Le problème ne se trouve pas simplement dans le salaire mensuel, ni dans l’école, ni dans l’église ou le bwiti ; il n’est pas sur la route. Il y a un sentiment partagé que le pays va mal, un sentiment qui met en danger notre vivre-ensemble. Tous les problèmes perceptibles dans autant de secteurs sont symptomatiques d’un malaise plus profond qu’on refuse de voir. Nous aurions beau, par un mécanisme d’auto-persuasion, nous convaincre que le mal est passager et que tout va bien, mais les faits sont là : le pays est en panne. Quand on n’est plus en mesure de distinguer le mal du bien, quand on ne peut plus assurer à l’Etat son fonctionnement et l’existence de ses structures, quand le sentiment de mal-être se propage dans les rangs du peuple, on rend son tablier.