Par l’addition d’informations sur la mainmise de la holding de la famille d’Omar Bongo Ondimba sur l’économie nationale, le rôle d’Ali Bongo dans cette entité ainsi que les bénéfices qu’il en tire personnellement, la république et la démocratie font de moins en moins recette. Tout est perdu ? Pas tout à fait. Aux institutions d’y réfléchir.
De façon libre et souveraine, Ali Bongo avait placé son mandat sous le sceau du triptyque «Paix – Développement – Partage». Si la paix se résume à une absence de conflit armé, le premier objectif a été respecté cahin-caha. En revanche, le développement semble définitivement rangé au musée des illusions. Pis : l’idéal de partage vient de se fracasser violemment contre le mur des révélations de notre confrère français Mediapart. Par l’addition d’informations sur la mainmise de la nébuleuse Delta Synergie sur l’économie nationale, le rôle joué à cet effet par le président de la République ainsi que les bénéfices qu’il en tire personnellement, l’idéal démocratique et républicain fédère de moins en moins. Certains y voient désormais une escroquerie intellectuelle, une grossière arnaque destinée à berner les naïfs. D’autres tiennent dorénavant la mise en place d’une justice transitionnelle pour un préalable nécessaire à la construction d’une république démocratique. Réactions émotives ? Crise passagère ?
Pendant la campagne de 2009, certains avaient tôt fait de présenter Ali Bongo comme quelqu’un de «déjà riche qui n’a plus besoin de voler parce qu’il sait où son père a caché l’argent». D’autres allaient jusqu’à prédire qu’il se ferait un devoir de «prendre cet argent pour arranger le pays». Argument de Bisounours ? Pour sûr ! Les intérêts établis sont un ennemi naturel et irréductible des réformes. L’affairisme s’embarrasse trop rarement de scrupules. Il prend toujours les libertés avec la loi et s’accommode très mal de l’intérêt général. Héritant, au plan familial et institutionnel, d’une «mécanique implacable de captation des deniers publics», selon le mot de Jean de Dieu Moukagni Iwangou, le président de la République ne pouvait s’en départir. Mis sur orbite pour défendre des intérêts particuliers, il était condamné à perpétuer ce système. Néanmoins, il a songé à développer le sien propre. Ses soutiens du milieu des affaires l’ont d’ailleurs découvert à leurs dépens : liés au système précédent, ils ont assisté, impuissants, à la mise en place d’un réseau parallèle, tournée vers le Moyen-Orient et la sphère anglo-saxonne. Evidemment, dans une telle ambiance, il y a peu de place pour les valeurs démocratiques et républicaines. Les choses sont-elles irrémédiablement condamnées à se dégrader ?
Mélange des genres
Depuis la fin de la Conférence nationale de mars-avril 1990 et davantage depuis octobre 2009, une certaine opinion n’a eu de cesse de mettre en garde contre la confusion entre biens publics et biens privés, la trop forte personnalisation du pouvoir d’Etat et la prééminence des liens matrimoniaux et de sang dans la vie publique nationale. En laissant ses affidés, parents, amis, copains et coquins parachutés au sommet de l’Etat étaler une rutilante richesse subite, Ali Bongo s’est affranchi du devoir d’exemplarité et de la sobriété nécessaire à la gestion de la chose publique. La République s’est tragiquement transformée en un simple fromage. Essentiellement perçue comme une source de fortune, puissance, gloire et jouissance, elle ne permet plus de croire en une destinée commune. Définitivement, elle met en avant les individus et cultive les égoïsmes. Or, l’intérêt général n’est pas et ne sera jamais la somme des intérêts particuliers. Le président de la République avait cru fédérer en promettant «l’avenir en confiance». Il pensait nourrir un rêve collectif avec le «Plan stratégique Gabon émergent». Faute de méthode et pour être le produit d’une hétéroclite coalition d’intérêts, il est rattrapé par les affaires.
Face au torrent de révélations sur la succession Omar Bongo Ondimba, certains convoquent la nécessaire protection de la vie privée. Au-delà des sophismes et dénonciations hérétiques, derrière la mise à l’index des «amalgames», transparaissent des faux-semblants. Les entreprises où Delta synergie détient des participations ne bénéficient-elles pas de marchés publics ? Les propriétaires et actionnaires de cette holding n’occupent-ils pas des fonctions dans l’appareil d’Etat ? Ce mélange des genres n’ouvre-t-il pas la voie au «trafic d’influence», «délit d’initié» et autre «prise illégale d’intérêt» ? Naturellement, on en vient à se demander si le portefeuille de Delta Synergie n’est pas le fruit d’une opération de prédation du patrimoine national et de détournement massif de deniers publics. Dès lors, la question prend une tournure politique. Déjà, Jean de Dieu Moukagni Iwangou exige un «bénéfice d’inventaire». Autrement dit, nourrissant des doutes au sujet de l’origine de la fortune supposée d’Omar Bongo Ondimba, le président de l’UPG-Loyaliste juge dangereux pour Ali Bongo et sa fratrie de récupérer cet héritage sans se prémunir, au risque de devoir en supporter les conséquences tôt ou tard ou de contraindre leur descendance à cela. En conséquence, il leur conseille de faire dresser un inventaire afin de distinguer leurs patrimoines respectifs de celui de leur défunt père. Mieux, estimant que le peuple gabonais a un intérêt bien compris dans cette succession, il demande à la justice de l’entendre avant tout jugement.
Le peuple gabonais en invité-surprise ?
La justice nationale pourra-t-elle examiner cette requête ? On imagine déjà Jean de Dieu Moukagni Iwangou débouté pour «défaut de qualité». D’ici, on entend le juge répondre que son intérêt à agir n’est pas prouvé. Toutes ces prédictions peuvent être considérées comme hâtives, caricaturales ou hors de propos. Mais, comme la plupart des institutions, la justice ne nous a guère habitués à mieux. Elle s’est toujours présenté telle «la Tour de pise qui penche toujours du même côté», selon la généreuse formule d’André Mba Obame. Personne ne l’imagine tenir compte des attentes du peuple gabonais, éventuel invité-surprise dans la succession Omar Bongo Ondimba.
Et pourtant, une fausse bonne idée participe à décrédibiliser l’idéal démocratique et républicain : la descendance d’Omar Bongo Ondimba serait en train de se partager le pays. Après les révélations de Mediapart, il se trouve des compatriotes pour imaginer chacun des 53 héritiers aux commandes d’un des pans de l’économie nationale. Cette impression est nourrie par le statut institutionnel actuel d’Ali Bongo. Ces suspicions sont entretenues par sa double casquette de président de la République et de légataire universel. Mais, rien n’est définitivement joué : sous la pression de certains héritiers réservataires, il pourrait bien être condamné à se référer à la justice avant de jouir de la totalité de ses droits. Entre légataires universels, légataires à vocation universelle et héritiers réservataires, l’intérêt à maintenir l’indivision varie. Pis : du fait de la localisation de certains biens, cette affaire se jouera aussi devant les tribunaux français. En partie grâce au rôle éventuel de la justice française et de certains héritiers, le peuple gabonais pourrait bien avoir son mot à dire.
Dans ce contexte, il est temps de s’interroger sur l’impact de la patrimonialisation de l’Etat, sur la crédibilité de nos institutions et leur rapport au peuple. L’heure est peut être venue de se demander si tout cela renforce ou affaiblit l’idéal démocratique et républicain. Non pas pour nourrir les doutes sur la république et la démocratie, mais pour en tirer conséquences et enseignements pour la suite, pour la sauvegarde du vivre ensemble. L’Etat est un bien commun. Jusqu’à quand nos institutions feindront de ne pas le comprendre ? Il n’y aura pas de destin individuel sans rêve collectif, sans destinée commune. Jusqu’à quand nos gouvernants feront ils semblant de l’ignorer ? Jusque-là, la gouvernance d’Ali Bongo a paru expérimentale. Le règlement de la succession Omar Bongo Ondimba pourrait maintenant la présenter sous un jour encore moins rassurant : celle d’une mécanique toute tournée vers la prédation et l’enrichissement personnel. Les institutions ont elles intérêt à accompagner ce mouvement ?