L’exécutif use d’un mode de règlement des différends politiques qui risque de porter durablement atteinte à la crédibilité de la justice. La situation est telle qu’il appartient désormais aux magistrats et auxiliaires de justice de défendre leur indépendance.
Curieux retour de bâton. Depuis bientôt quatre ans, la majorité a fait le choix de dénoncer «ceux qui ne respectent pas les lois et les institutions». Même si cette stratégie peut se soutenir, elle est en passe de se retourner contre ses concepteurs, la campagne de dénonciation menée tambour battant les ayant visiblement empêchés de faire preuve d’un minimum de recul dans leur rapport à la justice. A l’évidence, la majorité n’a pas pu se garder d’user et abuser des positions institutionnelles de ses animateurs. Elle a choisi d’instrumentaliser la justice, au point d’en faire un instrument d’intimidation et de répression à son service exclusif. Depuis maintenant cinq, dans une stupéfiante connivence institutionnelle, les leaders de l’opposition ou de la société civile reçoivent, les uns après les autres, des convocations à se rendre ou à la police judiciaire ou devant le procureur de République. Certains se voient même interdits de sortir du territoire national sans notification préalable dûment écrite.
L’instrumentalisation de la justice à des fins politiques ou tout au moins la judiciarisation de notre vie politique est de plus en manifeste. En moins deux semaines, Jean Ping a été convoqué deux fois au tribunal et une fois à la police judiciaire. Bien avant, il s’était déjà rendu, en compagnie de ses pairs du Front de l’opposition pour l’alternance, à la police judiciaire où Paulette Missambo avait été entendue quelques temps avant. On ne reviendra pas sur le feuilleton Patrice Kikson Kiki/André Mba Obame en 2011 ou sur les menaces de Sidonie Flore Ouwé à l’encontre du secrétaire exécutif de l’Union Nationale (lire par ailleurs « «Mba Obame sera interpellé», assure Sidonie Flore Ouwé »). On évitera de gratter les plaies en rappelant le défilé des membres du gouvernement alternatif de Raphaël Bandega Lendoye et des leaders de l’Union Nationale devant les officiers de police judiciaire la même année. On se gardera également de mentionner les innombrables interdictions de sortie du territoire nationale dont plusieurs personnalités politiques ou de la société civile ont été frappées en dehors de toute procédure légale (lire par ailleurs « Gabon : Près de 6 ans d’interdictions de sortie pour l’opposition »). On éludera les difficultés rencontrées par les uns et les autres pour se faire délivrer un passeport.
Juges transformés en justiciers
Jamais, dans l’histoire de ce pays, la justice et la police ne sont autant intervenus dans le débat politique. Jamais, le procureur de la République n’a été autant perçu comme un élément de la stratégie de conservation du pouvoir d’Etat si ce n’est un acteur politique à part entière. Dans des circonstances similaires, Omar Bongo Ondimba choisissait de faire de la politique. Il laissait la justice loin des contingences politiciennes. Même au plus fort du dédoublement institutionnel consécutif à la mise en place, par Paul Mba Abessole, du Haut conseil de la République et d’un gouvernement parallèle, jamais il n’a eu recours à la justice. Mesurant le risque pour la crédibilité des institutions, il n’a jamais eu à l’idée de faire convoquer des anciens ministres ou anciens présidents d’institutions passés à l’opposition par un brigadier de police. De Jules-Aristide Bourdès Ogouliguendé à Pierre Mamboundou en passant par Pierre-Louis Agondjo Okawé, Jerôme Okinda, Jean-Pierre Lemboumba-Lepandou ou Zacharie Myboto, aucun de ses adversaires politiques post-Conférence nationale ne s’est retrouvé devant un magistrat. Aucun d’eux n’a été réduit à se soumettre à un interrogatoire mené par un maréchal des logis en chef. A la judiciarisation de la vie politique, il préférait la politisation du débat, fut-il juridique. Jamais, il n’engageait ou ne laissait engager d’action devant les tribunaux. Quitte à glisser malencontreusement dans une lecture politicienne, il recherchait systématiquement un traitement politique des questions et préoccupations formulées par les leaders de partis.
Sans doute conseillé par des va-t-en-guerre enivrés par l’illusion de puissance, dévorés par l’envie de faire place nette, Ali Bongo s’est écarté de cette voie, préférant miser sur le tout-répressif. Comme s’il était dépassé par le débat et les enjeux politiques, il a systématiquement fait appel au tribunal et à ses auxiliaires. Là où son rôle constitutionnel d’arbitre aurait dû le conduire à rechercher l’équilibre, à songer au développement interne de la société et aux rapports entre ses différentes composantes, il a privilégié les intérêts immédiats d’un camp. Au lieu de réfléchir aux voies et moyens de maintenir le collectif national et garantir le vivre ensemble, il a voulu porter les différends devant la justice, de manière à asséner à ses contempteurs des coups dont ils étaient censés ne plus se relever. Le président de la République s’est ainsi laissé prendre au piège de la judiciarisation de la vie politique voire de l’instrumentalisation de la justice. Naturellement, le procureur de la République a fini par transformer les juges en justiciers, par confondre justice et répression et par revêtir les atours d’un acteur politique.
La justice en régulateur du jeu politique
Et pourtant, fort de ses 30 ans de présence ininterrompue dans les hautes sphères publiques, Ali Bongo paraissait trop expérimenté pour ne pas mesurer ce risque. Tour à tour représentant personnel du secrétaire général-fondateur du PDG, haut représentant personnel du président de la République avec rang et prérogatives de ministre d’état, ministre des Affaires étrangères, député à l’Assemblée nationale puis ministre de la Défense nationale pendant 10 ans, il semblait trop madré pour ne pas prendre la mesure de cette menace. Comme l’analyse si bien un ancien journaliste au quotidien L’Union, la pratique politique nationale, les statuts du PDG, l’ensemble des textes législatifs et réglementaires régissant la vie politique et même la Constitution étaient taillés sur mesure pour Omar Bongo Ondimba. Ce dernier parti, les anciennes habitudes, vieilles alliances, traditionnelles combines et même les structures séculaires devaient inévitablement s’effondrer. Son successeur se devait donc de faire preuve de tact, d’habileté et de prudence, au risque de toute faire exploser ou de sombrer dans un mélange des genres préjudiciable à la démocratie. Faute de l’avoir compris, d’avoir pris le temps de l’analyse et, pour avoir confondu vitesse et précipitation, l’actuelle majorité a fini par confier à la justice le soin d’arbitrer le jeu politique, la laissant s’ériger en régulateur.
Les dés sont-ils jetés pour autant ? A l’analyse on est tenté de répondre par la négative : rendue au nom du peuple gabonais dans son entièreté, la justice a toujours la possibilité de se retourner. Ses représentants ont encore la latitude de se départir des considérations personnelles, d’arrière-pensées et calculs carriéristes. Ils peuvent à tout moment faire le choix de remplir leur mission en toute conscience, loin de feux faustiens de la politique, des lambris des palais et objectifs des caméras. Qui aurait, dans ce cas, l’outrecuidance de s’opposer à une opération menée sous le triple signe de la restauration de l’Etat de droit, du respect de l’indépendance de la justice et de la conformité à la séparation des pouvoirs ?
L’abandon des liaisons incestueuses actuelles entre l’exécutif et la justice serait salutaire pour notre démocratie. Elle passe par un ensemble de prérequis. D’abord la triple séparation entre, d’une part, les autorités de poursuite et d’instruction, d’autre part, les juridictions d’instruction et de jugement et, enfin, les autorités de poursuite et la juridiction de jugement. Ensuite, le secret de l’instruction ainsi que la liberté de la preuve à travers le respect de la dignité, de la nécessité et de la loyauté. Enfin, le respect strict et scrupuleux des droits de la défense. Or, dans l’embrouillamini actuel, le procureur de la République donne trop souvent l’impression d’être à la fois autorité de poursuite et d’instruction voire de jugement, ruinant ainsi les arguments bien-pensants et convenus faisant état d’une prétendue fin de l’impunité ou d’une supposée égalité de tous devant la justice. Pour tordre le coup à cette fâcheuse impression, ce sentiment préjudiciable à leur crédibilité, les magistrats doivent, comme les autres composantes de la société, se munir de courage tout en faisant montre d’une certaine conscience historique et d’un sens de l’intérêt général. Concomitamment, les responsables politiques de la majorité doivent retourner aux fondamentaux de la politique. Il en va de leur réputation et de la respectabilité de notre magistrature.