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Tribune libre : La persécution du présent
Publié le vendredi 21 novembre 2014   |  Gabon Review




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Auteur notamment de «Le miroir des toubabs» (Edilivre, 2008) et «Le malentendu Schweitzer» (L’Harmattan, 2014), Noël Bertrand Boundzanga, docteur en littérature comparée et civilisations francophones, livre, à travers ce libre propos, une lecture du rapport au temps dans la vie politique du Gabon. Un texte fort et quasi métaphysique, pour la compréhension de la crise sociopolitique sous-jacente.

Il n’y a rien à dire, le présent est persécuté ; il l’est insidieusement parce qu’il ne garantit plus l’éternité à ceux qui l’ont soumis à leurs caprices et parce que ceux qui en attendent la réalisation des promesses d’hier commencent à comprendre les mensonges de l’histoire. Le temps est donc en déséquilibre – un ciel inadéquat sur la tête du pays, à la manière d’Anka, figure paradoxale et cependant significative de notre présent. Qu’on soit peuple ou souverain, riche ou pauvre, on est tourmenté ; le pays est in-tranquille. Finie la sérénité, finis les éclats des jours joyeux… chacun est à la lutte pour le contrôle du présent ; de lui, en effet, dépend l’avenir.

On avait cru domestiquer le temps, grâce à sa socialisation, lui imprimer un temps cyclique, saisonnier, marqué par la régularité événementielle, et voilà qu’il montre de la résistance, se dérobe. Et le calendrier, où d’aucuns se réfugiaient pour trouver le confort face aux soubresauts qui frappent l’actualité, lui aussi bascule ou, du moins, il ne tient plus qu’à un fil prêt à céder. D’autres, frustrés par un présent qui n’accouche plus qu’une stérile monotonie, réclament la chute du calendrier, singulièrement en ses déclinaisons électorales. La prédictibilité de l’avenir n’appartient plus à notre intelligence… si un jour on en eu les qualités.

Le présent est ce qui est là, le spasme dans l’esprit national et le désir d’un futur inatteignable parce qu’on voudrait le mettre au présent, ou qu’il devienne notre présent ; qu’on en réalise la promesse. Or cela ne se peut. Sans doute y a-t-il une part maudite dans notre histoire qui est manifeste dans l’échec d’autant de promesses ayant rythmé la vie de la nation. Pour le dire, trois dates : 1960, promesse de l’autodétermination. Et à moins d’être d’une naïveté sans borne, jusqu’à notre présent actuel, jamais l’autodétermination n’a été notre propriété, demeurés que nous sommes dans l’infantilisation française. Ensuite 1990, promesse de la démocratie et du développement. Ce qui en a résulté, c’est la confiscation de la souveraineté du peuple et sa paupérisation malgré des budgets publics gargantuesques. Enfin, et maintenant, 2009, l’émergence : promesse de la réhabilitation de l’autodétermination, de la souveraineté et du développement. Avec un peu de crédulité, on a beau farfouiller, on ne perçoit que la fragilisation des institutions publiques et la concentration de la puissance publique dans un seul bras, pour faire ombrage à un souhait d’Obama : « L’Afrique n’a pas besoin d’hommes forts, mais d’Etats forts » ; on a beau enlever les détritus, on ne perçoit dans l’espace ni la liberté, ni la libération, selon la distinction ingénieuse d’Annah Arendt. La liberté, est spirituelle, une sorte de coïncidence entre les aspirations personnelles et les dispositions de la nation, elle n’est pas réductible à la liberté d’expression ; la libération, pour faire écho à notre artiste Pierre Claver Akendengué, concerne la libération du ventre… la résolution des problèmes élémentaires de la vie (manger, boire, se loger, se soigner, se vêtir, s’éduquer). Et le peuple n’a ni l’une, ni l’autre. Il devient alors évident de s’affranchir du présent.

S’affranchir du présent, c’est s’affranchir de la monotonie qu’il instaure, de l’éternité dont il veut se couvrir. Le présent n’est jamais que transitoire, il ne peut être éternel. Or, les tenants du pouvoir au Gabon, Omar Bongo, Ali Bongo et le PDG, en ont fait un temps éternel. Un présent brouillé par son éternité constitutionnelle puisqu’il ne permet ni ne tolère aucune alternance démocratique, aucun rythme… tout est dans la monotonie. Pour le dire avec force, il n’y a pas de limitation de mandats présidentiels, ni réduction de la durée de ces mandats. Jetant dans le cachot de l’histoire tant d’autres femmes et hommes du pays susceptibles de constituer des alternatives politiques.

Il faut s’affranchir du présent à cause de l’inévitable monotonie qu’il transforme en règle de fonctionnement. Non seulement il est favorable à ceux qui l’ont réduit au temps chronique, mais en plus il a induit une dévalorisation du travail néfaste pour notre avenir. La dévalorisation du travail et la fin de la production sont consécutives à cet étalement du présent sans borne. Nous avons cessé de travailler, et bien que nous vantions le mérite du travail, nous ne voulons plus que de l’argent. La valeur travail a été supplantée par la valeur argent, initiant des hiérarchies au sens moral incertain. Et comme cet abandon du travail est aussi interprété comme une résistance passive à la monotonie du temps imposée par le Régime, on a cru bon d’instituer la Prime d’Incitation à la Performance (PIP), convaincu que les Gabonais ont au sommet de la pyramide de leurs valeurs, seulement l’argent. La PIP, non pour récompenser une performance dont on n’a pas les moyens de la mesure, mais pour payer leur patience et leur accommodation à la monotonie. Le travail n’est plus un mythe, ni une valeur. Le présent n’est donc plus capable de travail ; il suffoque d’être ce qu’il est devenu, et tombant dans le jeu de la survalorisation de l’argent, les fonctionnaires font des grèves. Retour à l’envoyeur : on a cru les acheter, les voilà qui en veulent plus.

Les grèves répétitives, depuis au moins deux ans dans tous les secteurs de la fonction publique, ne sont pas symptomatiques d’un refus de réformes, mais d’une sourde désobéissance civile consécutive au frileux sentiment d’illégitimité du pouvoir actuel. Puisque cette désobéissance civile ne peut jaillir d’une opposition déstructurée, elle est prise en charge par les syndicats de la fonction publique pour rendre le pays ingouvernable. Ce n’est pas, en effet, leur but avoué. Si c’était le cas, on comprendrait logiquement une alliance nationale de tous les syndicats de la fonction publique pour faire acte de solidarité autour d’une cause. Et c’est là qu’ils sont eux aussi complices de la monotonie du présent. Incapables de sortir de leurs clivages et des intérêts sectoriels, les syndicalistes, sans être opposés à leurs compères, nourrissent des spécificités qui n’ont pas de fondement lorsque la cause défendue est universelle. Par exemple, sur le relèvement du point d’indice, il est illogique que le SNEC (Syndicat national des enseignants chercheurs) ne rejoigne pas le MOSAP, une confédération, pour donner plus d’écho à leurs revendications. Celles-ci, de nature souvent sectorielle, sont la preuve d’un manque de solidarité entre les syndicalistes et même d’universalité des causes qu’ils défendent. Chose bien fâcheuse qui consolide d’ailleurs le règne du Régime, habitué à durer grâce aux divisions dans la petite cour. Le mouvement syndical est dans un tel foisonnement dispersé qu’il pose parfois un problème de représentativité et d’efficacité. L’unité seule en est la condition.

Ainsi, même si la désobéissance civile n’est pas le but avoué des mouvements de grève répétitifs, ils en donnent cependant l’effet. Ajouté aux marches de l’opposition, l’enjeu est désormais d’entretenir un harcèlement du Régime, de le conduire au bout de ses nerfs. En la matière, le livre de Pierre Péan, Nouvelles affaires africaines, participe également d’un harcèlement du Régime, obligé de repenser sa stratégie de la maîtrise du présent.

Le présent est persécuté, non seulement parce qu’il a fait l’objet d’un temps unique qui efface le passé et le futur, mais en plus parce que s’affrontent diverses logiques pour son contrôle. Il y a, d’un côté, ceux qui veulent maintenir les choses en l’état et croire qu’un calendrier suffît à générer une temporalité dynamique ; il est essentiellement composé du clan Bongo, du PDG et de la Majorité. Et, de l’autre côté, ceux qui souhaitent une alternance de la temporalité, des dynamiques politiques et économiques. Si le présent est persécuté, c’est que les hommes qui remplissent ce présent le sont également. D’une administration qui ne travaille plus, au pygmée qui ne peut plus consommer sa viande de brousse, il n’y a personne qui ne sente l’enlisement du présent, son inertie et son insuccès. Notre présent est haïssable, c’est pourquoi il faut hâter un nouveau temps.

Le « nouveau » n’est pas une mode ; il est une valeur, une nécessité pour libérer de nouvelles énergies utiles pour notre survie en tant que nation. Il est un absolu pour reconstituer notre présent décomposé. Il est vrai qu’on en a démodé la valeur, notamment avec les slogans de la Rénovation, du Nouvel élan, et de la suite des gouvernements d’union nationale qui n’ont fait qu’entériner un présent infini qui accouche d’une monotonie et d’une stérilité suicidaires. Pour en sortir, il m’est arrivé de penser que la Conférence nationale souveraine réclamée par des acteurs politiques de l’opposition était mitoyenne. En son ambition de démettre Ali Bongo de ses fonctions, elle était certainement discutable, mais elle a l’avantage de formuler la vraie question sur le dialogue national et la légitimité de nos institutions politiques. On peut se faire aveugle, feindre de ne pas voir… Mais il est certain qu’il ne nous manquera pas de voir, comme le chantaient les femmes du groupe Omengo, que le présent est épuisé, lassé de se répéter en cette « botte » inféconde.

Il urge donc de poser les bases d’une discussion nationale forte dont la première ambition est l’alternance politique et démocratique. Il urge d’exhumer la Constitution née des Accords de Paris, pour limiter les mandats présidentiels et leur durée. L’ébullition actuelle dans le pays, parce qu’il y a des grèves, une contestation de fond, un crépuscule de l’avenir, rend inconditionnelle cette entreprise.

Et il n’est pas que le livre de Péan pour nous ranimer, notre propre conscience citoyenne l’exige. En ce temps de la reconfiguration du présent, les langues n’ont pas à renoncer aux actes de la parole ; dans le respect d’autrui, il faut tenir la parole alerte pour dire ce qu’il faut dire, ce qu’il convient de dire pour que vienne une nouvelle temporalité. N’avoir jamais peur… penser à la Nation.

Noël Bertrand Boundzanga

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