À l’approche du traditionnel discours à la nation marquant la fin de l’année, le 31 décembre, Fortuné Nkonene-Benha de l’Université Omar Bongo revient sur la notion de nation, prouvant que la conscience nationale du Gabon est en construction mais manque terriblement de faits historiques pouvant accélérer ou consolider le sentiment national au Gabon. Un texte à paraître ce 27 décembre dans l’hebdomadaire La Loupe. Libre propos d’un universitaire.
Il s’agit d’un de ces termes, ou plus exactement ces notions qui reviennent, avec une régularité cyclique, hanter l’espace intellectuel, politique et populaire de la société. Souvent remis au goût du jour pour accompagner les premiers pas d’un pouvoir en quête de légitimité, ou tout simplement servir les desseins démagogiques de l’homme politique à cours d’arguments, le mot nation est cuisiné à toutes les sauces, et se retrouve employé dans des conditions souvent improbables.
Faut-il rappeler la fortune, le succès de cette notion ces dernières années, lorsque le nouveau pouvoir émergent – à coups de symposiums, de conférences, de séminaires, de débats télévisés et d’articles de presse – l’a assené aux Gabonais, avec la conviction et la ferveur du néophyte convaincu d’inventer l’eau chaude ? La passion engendrant l’excès, on peut comprendre les débordements d’une telle lexicomanie, voire les excuser.
Dans la nuit de mardi à mercredi prochain, Ali Bongo, le président de la République va sacrifier au traditionnel exercice républicain qui consiste à s’adresser à la nation, afin de dresser des bilans et esquisser les grandes orientations de son action. Occasion pour nous de revenir sur les enjeux et les fondements de la nation (le concept et les formes empiriques). On passe à côté de celle-ci, si on fait abstraction du caractère historique de toute nation, c’est-à-dire que cette réalité humaine est le fruit à la fois d’une volonté collective, d’un projet commun, d’un idéal, et de circonstances déterminantes.
Au Gabon, où on a la passion des comparaisons aveugles, où l’on cède facilement à la parallélomanie, on veut toujours prendre l’exemple de la France pour illustrer l’incarnation parfaite d’une nation. On oublie que le sentiment national ne s’y est pas élevé en un jour, et que plusieurs siècles ont contribué lentement à l’édification de celui-ci, sédiment après sédiment. La nation renvoie au désir d’une communauté de vivre ensemble, au sentiment d’appartenir au même corps, à l’aspiration collective à un destin commun, à condition, pour la communauté, d’avoir traversé des épreuves, subi des échecs, savouré des victoires, toutes choses qui cimentent en chacun le sentiment national.
En France, si attachés qu’un Picard, un Breton ou un Bourguignon soient à leur terre régionale, ils se sentent Français où qu’ils se trouvent sur le sol hexagonal. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu des luttes et des guerres fraticides (Fronde, guerres de religion, Révolution, Commune, Affaire Dreyfus, etc.), des ennemis extérieurs (Saxons, Russie tsarine, Prusse, Allemagne hitlérienne…) qui ont menacé et la cohésion intérieure du pays, et l’existence même de la France en tant que territoire et peuple. Au sortir de ces heures sombres, à chaque fois le peuple français qui a frôlé le pire, expérimentant la peur de tout perdre, s’est dit : « plus jamais ça ! »
Mais à côté de ces tragédies (telle l’humiliation née de l’Occupation), il y a eu aussi les conquêtes napoléonniennes, la capitulation de l’Allemagne nazie, le prix Nobel décerné à des Français, l’Euro de football en 1984, ou la coupe du monde en 1998, autant de victoires collectives qui ont exalté la fierté nationale, réveillé la fibre patriotique et renforcé l’idée en chacun d’appartenir à une entité qui transcende tous les particularismes sociaux (individu, famille, région, secte, parti, etc). Ces événements, consignés dans les livres d’histoire pour être transmis aux jeunes générations, et fréquemment entretenus par la propagande télévisuelle et cinématographique, appartiennent à la mémoire collective, et servent à soutenir le sentiment national, jamais hors d’atteinte d’un péril extérieur (c’est l’un des enjeux des questions sur l’Europe, ou encore sur la mondialisation) ou intérieur (le reflux des partis extrémistes comme le Front National en est le symptôme) qui viendraient ruiner un monument multiséculaire ayant affronté tous les outrages du temps et des hommes : la France.
Ramenée à la trajectoire historique du Gabon, on comprend, en même temps, que comparaison n’est pas raison, que la nation est un horizon, et qu’il faut donner du temps au temps, comme disait un célèbre nivernais qui n’oubliait jamais d’être d’abord Français. La nation gabonaise est très jeune, non pas en âge, mais en expériences décisives, si on la compare par exemple à ses voisines des deux Congo, qui ont déjà connu de malheureux soubresauts, que la Providence nous a épargnés (pour le moment).
Cela pourrait être une des raisons qui expliquerait la friabilité du sentiment national chez le Gabonais, qui n’a pas encore eu à affronter l’Histoire, et se complait de ce fait dans des attitudes individualistes. Pour prendre un exemple au hasard, tel se sentira avant tout du Nord, ensuite il se réclamera de Bitam, puis alléguera de son appartenance aux Ebah ou aux Effakh, resserrant à chaque fois son identité et privilégiant dans sa conduite (politique, professionnelle, amicale, voire amoureuse) les intérêts de son identité racornie.
Aucune péripétie historique majeure n’a encore mis à l’épreuve la conscience nationale du Gabonais, même si quelques faits marquants ont vu poindre un sursaut national pour le moins embryonnaire: le coup d’Etat manqué de 1964, la querelle diplomatique avec le Bénin en 1977, les affrontements au stade de l’Amitié de Cotonou lors des éliminatoires de la CAN 1994 contre le Bénin (encore), le différend avec la Guinée Equatoriale sur l’île Mbanié. Personne n’a oublié la voix épique aux accents de martyr du journaliste Marc-Elie Biyoghé, armé de son seul micro face à la foule béninoise décidée à « casser » du Gabonais. Du plus profond du pays, à Ovan ou à Mabanda, on s’est senti Gabonais ce jour-là. On a ressenti la même chose à l’occasion du décès du chef de L’Etat, Omar Bongo Ondimba en 2009, lorsque la communauté nationale a spontanément vécu le drame d’un individu comme le deuil de tous, allant jusqu’à s’infliger une amnésie volontaire sur la face d’ombre de l’illustre disparu.
Et les victoires de l’équipe nationale de football aux coupes de l’UDEAC 1985 et 1988, et les exploits de Mélanie Engouang en Judo, celui d’Anthony Obame au J.O. de Londres en 2012, et le petit Aubameyang qui nous enchante aujourd’hui, sont autant de petites graines semées pour la lente éclosion du sentiment national au Gabon. Je ne parlerai même pas de la gueule de bois qui nous a prise après l’élimination en quart de finale contre le Mali en 2012, et les exploits qui l’on précédée…
Il manque ainsi un véritable vécu aux Gabonais, le vécu d’événements au symbolisme puissant, pour qu’ils prennent conscience de former une entité une et indivisible, d’être liés par un passé, non seulement fondateur, mais aussi constitutif de la communauté humaine qui les intègre dans un destin que doivent structurer les hommes politiques, les hommes d’église, les intellectuels. Nous avons dit que la nation était un horizon, un idéal reposant sur des souvenirs, des valeurs, des projets partagés, mais en même temps cet idéal vers lequel tend la communauté doit coïncider avec une vision politique claire et cohérente (les hommes politiques proposent leur offre, les citoyens choisissent celle qui justement reflète le souci de leurs aspirations), qui tienne compte de ce qui fonde la communauté gabonaise, dans sa diversité et sa richesse, son histoire heureuse et malheureuse. Faute de cet amalgame et de vision stéréoscopique, la nation demeurera vaine, aussi bien dans l’échec de sa réalisation que dans la joliesse rhétorique des discours qui y font référence.