Au Gabon, les récentes révélations de Julien Nkoghe Bekale, ancien Premier ministre, sur les salaires des dirigeants politiques ont ouvert la boîte de Pandore. Derrière les chiffres officiels se cache une réalité bien plus complexe et troublante. Enquête sur un système opaque où l’enrichissement personnel côtoie allègrement les deniers publics, mettant au défi la nouvelle transition politique.
Les récentes révélations de Julien Nkoghe Bekale, l’ancien Premier ministre, sur les rémunérations des hauts responsables politiques ont relancé le débat sur la transparence financière au sein de l’État gabonais. Un regard un peu plus approfondi sur ces chiffres révèle cependant une réalité bien plus complexe et opaque que les chiffres officiels ne le laissent paraître.
Un système de rémunération parallèle, des budgets ministériels opaques
Lors d’une intervention, le 1er août 2024, à l’émission «Afrique Direct», Nkoghe Bekale a dévoilé une grille salarialese se voulant transparente : 7,5 millions de francs CFA mensuels pour le président de la République ; 4,7 millions pour le Premier ministre, et entre 2,5 et 3,5 millions pour les ministres selon leur rang. Ces montants, incluant divers avantages comme le logement et les frais de carburant, ont immédiatement suscité le scepticisme. «C’est la grille salariale officielle et arrangeante présentée au FMI, entre 2006 et 2008, alors que Paul Toungui était Ministre d’État et Ministre de l’Économie, des finances, du Budget et de la privatisation du Gabon. Mais, ces chiffres ne reflètent pas la réalité des revenus de nos dirigeants», affirme un haut fonctionnaire sous couvert d’anonymat. «Ils omettent de nombreux compléments et avantages qui peuvent facilement doubler, voire tripler ces montants.»
Des investigations menées auprès d’anciens ministres et de sources au sein de l’administration révèlent en effet l’existence d’un système de rémunération parallèle. Certains ministres se verraient attribuer une part des fonds communs destinés aux fonctionnaires de leur ministère, tandis que d’autres percevraient des compléments versés par des entreprises publiques sous leur tutelle. «Il n’est pas rare qu’un ministre touche plus de 10 millions de francs CFA par mois, tous avantages confondus», confie un ancien membre du gouvernement. Ces pratiques, à la limite de la légalité, soulèvent des questions sur l’intégrité du système.
Une culture de l’enrichissement personnel : les chiffres vertigineux du cas Ali Bongo
L’analyse des documents budgétaires, effectuée notamment par Mays Mouissi alors qu’il n’était pas encore entré au gouvernement met, en effet, en lumière des allocations généreuses et peu transparentes. Ainsi que l’a révélé Mays Mouissi en juillet 2018, le cabinet du Premier ministre bénéficierait ainsi d’une enveloppe annuelle de 479 millions de francs CFA, incluant des lignes budgétaires aux contours flous comprenant notamment des équipements informatiques, des produits alimentaires divers, et surtout des frais de missions hors du Gabon (80 millions) ou des frais de mission dans le pays (20 millions).
Plus surprenant encore, les anciens Premiers ministres et vice-présidents continuent de bénéficier de budgets annuels confortables, respectivement 70 et 90 millions de francs CFA, pour des dépenses parfois difficilement justifiables.
L’exemple le plus frappant de cette opacité concerne l’ancien président Ali Bongo. Ainsi que révélé après sa destitution du pouvoir fin août 2023, sa rémunération mensuelle aurait atteint 270 millions de francs CFA, soit 3 375 fois le salaire minimum gabonais. Un chiffre astronomique ne prenant pas en compte de nombreux avantages annexes, soulevant des interrogations sur l’utilisation des fonds publics pendant ses 14 années au pouvoir.
Plus époustouflant que le salaire d’Ali Bongo, celui de son cousin Ngambia. D’après un procès-verbal daté du 30 mai 2017, en effet, l’ancien ministre des Travaux publics, Magloire Ngambia, qui a ensuite été emprisonné au pénitencier de Libreville, avait déclaré au juge d’instruction qu’il touchait un salaire de 500 millions de francs CFA par mois. Ce qui représentait 6 milliards de francs CFA par an, payés par le Trésor public.
Une culture de l’enrichissement personnel
Ces révélations s’inscrivent dans un contexte plus large du fonctionnement de l’État gabonais. Marwane Ben Yahmed, directeur de publication de Jeune Afrique, n’a pas manqué, le 1er juillet dernier, de pointer du doigt une véritable «culture de l’argent facile» au sein de l’élite politique et administrative du pays. «Le culte de l’argent facile prime. La voie la plus rapide vers l’enrichissement ou la réussite sociale, c’est la combine», écrit-il dans un éditorial cinglant, évoquant un système où «les primes en liquide dépassent souvent le salaire» sans être indexées sur la performance.
Face à ces polémiques récurrentes depuis les années Bongo, le président de la Transition, Brice Oligui Nguema, quelques temps après sa prise du pouvoir, avait annoncé renoncer à son salaire de chef de l’État pour ne conserver que celui de patron de la Garde républicaine. Un geste symbolique ayant néanmoins soulevé des questions, le montant de cette rémunération restant inconnu.
Le défi de la transition
La transition politique en cours au Gabon offre une opportunité unique de réformer en profondeur ces pratiques controversées. Cependant, comme l’a souligné Ben Yahmed, le principal défi du président Oligui sera de changer une «culture» profondément ancrée et qui «incite plus à la gabegie qu’au sursaut». Sans une réforme en profondeur, prévient l’éditorialiste de Jeune Afrique, «le Gabon restera le Gabon : un pays de cocagne» où les opportunités de développement resteront inexploitées.
La transparence sur les rémunérations des élites politiques apparaît ainsi comme un chantier crucial pour restaurer la confiance des citoyens et assainir la gestion des finances publiques. Un défi de taille pour la nouvelle administration, qui devra faire preuve d’une volonté politique sans faille pour surmonter des décennies de pratiques opaques et potentiellement frauduleuses.