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[Tribune] La Transition gabonaise au tribunal du peuple : variations sur la démocratie référendaire
Publié le lundi 5 aout 2024  |  Gabon Review
Flavien
© Autre presse par DR
Flavien Enongoué, ambassadeur Haut représentant de la République gabonaise en France
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Universitaire et diplomate, Flavien Enongoué analyse les enjeux du prochain référendum constitutionnel au Gabon. Remettant en perspective les débats actuels sur la pertinence des appels précoces à voter, il démontre que le choix des citoyens se forge bien au-delà de la seule lettre du texte. Il souligne l’importance du contexte politique et historique dans lequel s’inscrit ce moment charnière pour l’avenir du pays. Le Maître de Conférences de Philosophie politique invite ainsi à une réflexion approfondie sur la nature même de l’exercice démocratique et l’impérieuse nécessité d’une pédagogie politique éclairée à l’aube de ce rendez-vous crucial avec l’histoire du Gabon.

«Sans verser dans la dramatisation, les positionnements jugés aujourd’hui prématurés sont à la mesure de cet enjeu, de l’importance du statut juridico-politique de la Constitution, pas seulement comme texte, mais en tant que fondement absolu de l’être-ensemble.» Un débat pour le moins étonnant, à certains égards étrange, agite une partie du landernaux politico-médiatique au sujet de la précocité supposée des appels lancés ici et là à voter « oui » ou « non » lors du référendum constituant prévu dans quelques mois. Il est reproché aux auteurs desdits appels de mettre la charrue avant les bœufs, c’est-à-dire de se prononcer déjà dans un sens ou dans l’autre alors que le texte sur lequel sera sollicité l’avis des électeurs n’est pas encore disponible. Ce reproche est a priori marqué au coin du bon sens puisqu’il s’appuie sur un raisonnement logique faisant dépendre le choix de la connaissance réelle de la matière sur laquelle il porte.

Il reste que, depuis toujours ou presque, ici comme ailleurs, il en va tout autrement dans les pratiques propres à la démocratie référendaire. Quand le peuple se fait ainsi législateur à titre principal, par l’exercice lui-même de son pouvoir constituant – non plus par le biais de ses représentants dédiés que sont les parlementaires –, il est davantage éclairé par les débats publics autour certes de la lettre du texte mais surtout du contexte politique dans lequel le texte s’inscrit, autrement dit de l’esprit qui l’habite et le porte. Ces débats commencent bien avant et non après la publication du texte, se poursuivent souvent en marge et même indépendamment de celui-ci. Ils participent plus efficacement à la structuration essentiellement duale de l’opinion publique que ne le ferait la connaissance approfondie de la lettre du texte ; connaissance qui, en réalité, demeure le privilège d’une minorité d’électeurs potentiels intéressés. Combien parmi les électeurs potentiels s’imposent volontairement une lecture préalable du texte intégral du projet de constitution, du préambule jusqu’aux dispositions finales, avant de se faire une opinion sur celui-ci ?

C’est que, comme le note justement Bertrand Pirat dans une remarquable étude sur « Oui ou non. Le piège rhétorique du référendum », l’écosystème politique génère irrémédiablement des médiations qui impactent fortement le choix opéré par les électeurs : « [Le] face-à-face solitaire de chaque citoyen avec la question référendaire ne correspond qu’à une partie de la réalité du processus de consultation populaire, tant du point de vue des phénomènes politiques qu’il génère que du point de vue des faits de langue qui se manifestent à cette occasion. Les médiations entre le citoyen et la question du référendum sont multiples. Elles sont parties prenantes du sens du vote « oui » ou du vote « non » (Mots. Les langages du politique, n°83, mars 2007, p.139-153).

Dans le cas présent du Gabon, ce n’est pas seulement la lettre du texte constitutionnel, mais aussi et surtout le processus à la fois institutionnel, politique et historique de son enfantement qui sera soumis au jugement dernier des citoyens lors du référendum constituant ; autrement dit, c’est la Transition elle-même qui sera à cette occasion convoquée au tribunal du peuple gabonais. Au regard d’un tel enjeu, la question référendaire elle-même, portant sur l’approbation ou non du texte constitutionnel, « ne correspond qu’à une partie de la réalité du processus ».

Il s’agit donc, dans l’appréciation de cet enjeu, de prendre en compte la réalité de tout le processus constituant, qui va des évènements du 30 août 2023, représentatifs du « phénomène déconstituant », dont le CTRI aura été le principal acteur, jusqu’au moment référendaire, incarnation du « phénomène reconstituant », dont le peuple sera l’acteur exclusif. Dans cet esprit, l’exercice de pédagogie politique doit consister dès aujourd’hui, non pas seulement à appeler à voter « oui ou non » mais, surtout, à sensibiliser la population sur ce qu’est le référendum constituant, l’amener à cerner les enjeux, les modalités et la place charnière qu’il occupe dans le chronogramme de la Transition et l’agenda républicain.

Cet exercice est d’autant plus crucial que le moment référendaire divisera politiquement la cité gabonaise en deux camps principaux. Il peut précipiter le Gabon dans un temps politique maussade, celui de la grande incertitude, du saut dans l’inconnu si, par malheur, le vote « non » l’emportait ; comme il pourrait bien constituer une occasion historique de refonder l’agenda politique républicain si, par bonheur, le vote « oui » triomphait. Dans cette perspective heureuse, la Transition gabonaise se conclurait positivement par l’organisation en 2025, donc dans les délais, des rendez-vous électoraux transparents et démocratiques.

Sans verser dans la dramatisation, les positionnements jugés aujourd’hui prématurés sont à la mesure de cet enjeu, de l’importance du statut juridico-politique de la Constitution, pas seulement comme texte, mais en tant que fondement absolu de l’être-ensemble. Pour le dire dans la langue philosophique de G.W.F. Hegel : « La constitution doit plutôt être considérée comme l’assise étant en soi et pour soi de la vie juridique et éthique d’un peuple ; et non pas essentiellement comme quelque chose qui serait fait, et posé subjectivement. Sa cause absolue est le principe d’un esprit du peuple se développant dans l’histoire. Dans ce développement, les causes des déterminations singulières peuvent prendre une figure variée. C’est ce qu’il y a d’historique dans la marche même [du développement] qui donne à la constitution la figure d’une autorité suprême. » En un mot, la constitution c’est plus qu’un texte à lire, c’est aussi un contexte politique à cerner.

S’il est un effort rhétorique à s’autoriser dans l’exercice indispensable de pédagogie à l’attention de nos populations, afin d’éviter le piège des malentendus politiques, je le puiserais dans une analogie qui parle significativement à nos imaginaires ancestraux : le changement de constitution est aujourd’hui pour les citoyens d’un Etat ce qu’était hier, dans nos sociétés traditionnelles, la construction d’un nouveau village pour ses futurs habitants. La décision y relative faisait l’objet de débats préalables qui donnaient très rarement lieu à un consensus. Ceux qui s’y opposaient manœuvraient souterrainement pour faire échec au processus. Quand ils n’y arrivaient pas, ils choisissaient, pour certains, de rester dans l’ancien village, et pour d’autres, de construire un petit village entre l’ancien et le nouveau ou de s’installer au bout de celui-ci, en prenant néanmoins soin de laisser un bosquet de séparation, comme la nécessaire survivance physique des divergences survenues au moment de la prise de décision collective de partir.

On imputait souvent aux auteurs des pratiques sorcellaires la responsabilité d’avoir plongé l’ancien village dans le temps des malheurs à l’origine de la décision de partir, et on soupçonnait dans leurs réticences la peur de ne pas se retrouver dans les repères propres au nouveau village. D’où la constitution d’un front sorcellaire du refus. Toujours est-il que, dans le but de créer ces nouveaux repères, on ne s’installait pas dans un nouveau village sans l’avoir préalablement soumis aux rituels appropriés de protection et sécurité collectives. C’est l’équivalent des verrous constitutionnels et considérations éthiques à prendre en compte dans la rédaction d’une nouvelle constitution.

Il me semble que c’est en considération des impératifs afférents à un tel enjeu crucial qu’il faut comprendre et tolérer les appels actuels à la vigilance civique, qui méritent plus des encouragements que des blâmes de la part des « juges des élégances démocratiques ».

Pr Flavien ENONGOUÉ

Maître de Conférences de Philosophie politique,

Conseiller Spécial, chargé de mission du Président de la République,

Chef du Département Diplomatie.
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