Depuis le 30 août 2023, le Gabon a amorcé ce qu’il convient d’appeler une période de transition. Pour le peuple, cette phase de la vie du pays pourrait ainsi idéalement signifier le passage d’un régime autoritaire à celui d’une démocratie substantielle. Cependant, dans la tribune publiée ci-après, le citoyen gabonais (par ailleurs germaniste, attaché temporaire de recherche à l’Université de Brême), Ben Loïc Doukaga prévient sur les conditions civiques de possibilité d’un nouvel autoritarisme à partir des connivences du Gabonais dit « normal » vis-à-vis du pouvoir politique.
Depuis le 30 août 2023, le Gabon a amorcé ce qu’il convient d’appeler une période de transition. Si on doit saisir ce terme à partir de son fond dénotatif, il se dégagerait que celui-ci revêt inévitablement une dimension présomptive, dans le sens où il implique le passage d’un état à un autre, pour l’instant, en puissance. Pour le Gabon, la transition pourrait ainsi idéalement signifier le passage d’un régime autoritaire à celui d’une démocratie substantielle. Pour qu’elle se concrétise, cette aspiration implique certaines conditions. C’est dans cette optique qu’une certaine attitude civique sert ici de pierre de touche pour apprécier les conditions de possibilité d’une réduction de l’arbitraire par la responsabilité critique du citoyen en vue d’une transition vers une démocratie effective au Gabon.
L’étau des affinités affectives
En 2015, une étude portant sur les perceptions gabonaises de la citoyenneté démontrait que les Gabonais et Gabonaises avaient une notion plutôt passive du rôle du citoyen. « Si la citoyenneté est mentionnée dans les textes de loi, elle n’existe pas dans les faits », telle était la conclusion à laquelle elle aboutissait (cf. Matsiengui Mboula 2015). L’euphorie populaire qui a suivi le coup d’État au Gabon n’a pas seulement clarifié des aspirations divergentes que le rejet massif d’Ali Bongo avait jusqu’à présent unies de façon objective, mais elle a aussi confirmé une certaine attitude civique problématique. Pour beaucoup de Gabonaises et Gabonais, la chute d’Ali Bongo a en effet valeur de dénouement ultime. Certains ont même considéré qu’il s’agissait d’une nouvelle indépendance. D’autres n’ont pas tari de propositions autoritaires pour, disent-ils, nettoyer les écuries d’Augias. S’appropriant le proverbe togolais, d’après lequel « quand quelqu’un fait semblant de mourir, il faut faire semblant de l’enterrer », beaucoup voudraient, de bonne foi, éviter, à raison, tout procès d’intention, en accordant au CTRI le bénéfice du doute. Seulement, des actes fondant la gouvernance du CTRI ont depuis lors été posés : la prestation de serment sur une charte non édictée, la curieuse restauration d’un ensemble d’institutions pourtant dissoutes, la nomination d’anciens membres du gouvernement d’Ali Bongo, une atmosphère de justice des vainqueurs, un usage lâche de la charte, une modification presque secrète de ladite charte, un agenda de la transition au moins aussi vaseux qu’extensif, etc. En dépit de ces innombrables entorses à l’esprit démocratique qui devrait caractériser une transition authentique, une partie importante du peuple campe dans une posture de pensée désidérative (Wunschdenken) que résument assez bien les formules suivantes : « Oligui sait ce qu’il fait », « laissons les militaires travailler », « le pays était déjà vendu », « Oligui nous a sauvés. Donnons-lui-même un mandat », etc. À l’épreuve de ce type de rapport au pouvoir, on pourrait difficilement contester l’idée que les peuples ont les gouvernements qu’ils méritent. Car les « dirigeants expriment au grand jour leur génie ou leur ineptie, leurs qualités ou leurs défauts, parfois les deux à la fois. Les chefs sont le produit de la mentalité populaire » (Éboussi Boulaga 1999). En cette période de transition au Gabon, cette extravagance permet de saisir la connivence qui embrigade une partie du peuple dans la justification de mesures qui sont pourtant objectivement loin de servir l’intérêt général. À la vigilance populaire qui a contribué à rendre l’inique gouvernance d’Ali Bongo inacceptable, a suivi une sorte de décompression qui érige la dépolitisation et la démission civique en valeur.
Entre optimisme et fatuité
En ce début de transition, l’attitude citoyenne vis-à-vis du pouvoir n’est assurément pas toujours frappée du sceau de la circonspection. Contrairement à ce mot du roman L’anté-peuple qui fait observer que « (…) dans ces pays jeunes, les responsables, par prudence, il faut d’abord les prendre pour des voleurs », tout semble ici se dérouler sous le signe du malentendu fonctionnel. Les effets accidentellement positifs émanant d’actes arbitraires ne sont pas toujours saisis pour ce qu’ils sont avant tout, c’est-à-dire des volontés politiques concomitantes, unies par leurs fins circonstancielles, mais divergentes dans leurs ambitions pour la démocratie, l’unité de ces volontés politiques n’étant par conséquent que pure coïncidence. Systématiquement vécue comme un droit acquis, l’alliance objective qui rapproche le coup d’État militaire de la volonté ardente d’alternance démocratique se lit aussi sous cet angle.
Pour cette raison, l’action citoyenne n’est presque toujours qu’une réaction inspirée par la douleur. En effet, la gouvernance d’Ali Bongo fut douloureuse et elle a produit des résistances, mais aussi des résiliences et des appropriations de comportements auxiliaires de l’autoritarisme. Ce phénomène pouvait déjà s’observer dans la recherche angoissée de leader chez certains électeurs de l’opposition en août 2023. Autrement dit, il s’agit, semble-t-il, d’une sorte de besoin d’être conduit par d’autres. Cela apparait sous la forme d’un rapport au chef, un messie de qui on espère le salut. Ce fétichisme du chef implique un consentement tacite à un ordre oligarchique non questionné. Des moindres petites associations de quartier aux partis politiques et leurs inamovibles présidents-fondateurs, en passant par ceux qui exercent le pouvoir d’État, la relation au pouvoir se caractérise d’abord par le règne de la délégation permanente, de la procuration constante, de l’éternelle sous-traitance, de l’intermédiaire, de l’assistance technique perpétuelle et assujettissante, etc. À ce sujet, Jean-François Bayart rappelle que l’exercice du pouvoir s’accompagne presque toujours du consentement et de la participation des dominés. L’autoritarisme n’est pas fondé que sur la mauvaise foi d’un homme, il est aussi facilité par une certaine attitude d’obéissance.
« L’enfer est pavé de bonnes intentions »
La bonne foi ou les bonnes intentions ne suffiront pas pour atteindre les objectifs essentiels d’émancipation, d’égalité, de justice, etc. Au Gabon, l’éventuel renforcement de l’autoritarisme n’est presque pas envisagé, l’intellectualisme moral (« nul n’est méchant volontairement ») trouvant toutes sortes d’excuses aux insuffisances du nouveau régime sans interroger leur reproduction systématique. Sans doute la transition n’est-elle pas vraiment pensée comme un moment indécis. En général, la notion de transition politique renvoie pourtant à une période d’incertitude, au cours de laquelle les règles institutionnelles de répartition du pouvoir à l’œuvre jusqu’alors se trouvent remises en question, aussi bien par les tenants du nouveau pouvoir que par les oppositions ainsi que des acteurs issus de la société civile. En effet, une transition se présente comme une lutte entre des forces politiques concurrentes pour les règles du jeu politique et pour les ressources qui lui sont inhérentes (Michael Bratton & Nicolas van de Walle 1997). Dans un tel contexte, comment expliquer ce positionnement obséquieux, pour le reprendre le mot de Jean Birnbaum, « [cet]attrait de la soumission, [ce] secret désir de se couper la langue pour l’offrir à un maître » ? Cette posture attentiste naît, semble-t-il, d’une pression de la pratique matérielle, par laquelle la résolution des problèmes posés au Gabon se trouve désarticulée du foyer complexe de phénomènes qui les rend possibles. Les inégalités sociales s’accentuant du fait, croit-on, de la seule mauvaise foi d’Ali Bongo, la grande question de la justice, entendue comme celle de la distribution des droits sur les biens rares (Bertrand Guillarme 2008), apparait ainsi comme un enjeu qui n’aurait pas de lien avec le type de gouvernance autoritaire à l’œuvre. Ainsi voit-on les mêmes schémas d’exercice du pouvoir se reproduire sans protestation décisive. Car le providentialisme du dirigeant juste empêche de saisir la justice comme le résultat d’un rapport de force. Cette mentalité gagne-petit, qui oppose la prétendue efficacité de l’aventure autoritaire à l’exercice effectif des droits civiques, est une impasse dans le sens où la justice demeure contingente parce que toujours soumise à la volonté despotique d’un homme. Le défi consisterait, semble-t-il, à sortir du cycle de l’arbitraire qui constitue le principal générateur d’injustices. Le calcul conséquentialiste qui meut le citoyen de transit a fait de lui un receleur, se fabriquant des images de Robin des Bois pour ne pas affronter l’insupportable réalité de son impotence. La citoyenneté de transit se présente ainsi comme une inconstance, voire un renoncement objectif du sujet à vivre ses droits et devoirs civiques comme quelque chose de permanent.
La condition civique pour la démocratie
L’attitude civique décrite ci-dessus ne semble assurément pas correspondre aux exigences d’une transition vers la démocratie. En effet, les conditions historico-matérialistes du Gabon aujourd’hui obstruent des possibilités de formes de gouvernance moins autoritaires. Dans un système de production peu diversifié, l’État-patron et le patrimonialisme, qui en découle, ont fait de l’administration publique un lieu de dépendance (Bertrand Badie 1992). Les innombrables nominations dans l’appareil d’État ne démentent pas ce phénomène. Ces nominations fonctionnent comme des achats de l’obéissance, des émerveillements qui produisent de la gratitude « afin d’arrimer la population à des dispositifs de discipline » et donc des dispositifs d’asservissement (Achille Mbembe 2000). Au nom de l’urgence et d’une prétendue efficacité, le régime de la transition prend des raccourcis en réactualisant tous les leviers de gouvernance patrimoniale, actant ainsi le retour du Big-man, sous le patronage duquel les ressources sont affectées suivant un jeu d’allégeances. Au moment où le CTRI regarde le Rwanda de Kagame avec les yeux de Chimène et qu’il est de plus en plus question de « critique stérile », des apologies de la discipline militaire et autres procédés autoritaires, il convient de rappeler que les problèmes du Gabon sont d’abord des conséquences de l’arbitraire du régime autoritaire. Au regard du remède proposé, le lien causal entre autoritarisme et injustice n’est toujours pas pris en compte.
Notons que le problème générique du Gabon se situe avant tout dans un rapport problématique à l’institution, rapport qui empêche d’envisager l’autorité politique en dehors du lien individuel et intime avec un chef, dont les vertus et prérogatives personnelles se trouvent automatiquement confondues avec le bien commun du peuple (Georges Burdeau 2009). Or, être libre politiquement en démocratie ne signifie pas autre chose qu’être citoyen, c’est-à-dire avoir le droit de participer à l’exercice du pouvoir, être protégé contre l’arbitraire du chef, la capacité individuelle à ne pas être systématiquement confondu au groupe, etc. Pour que la refondation des institutions ne devienne pas un slogan creux, il faudra prendre congé d’une certaine déférence vis-à-vis du chef, clé de voute de tout. Cela suppose de se reconnecter avec la source du pouvoir qu’est le peuple incarné dans l’ensemble de personnes libres et égales qui le constituent. À la suite de ce décentrement de la figure totémique du chef, il s’agirait se poser la question des principes devant organiser l’exercice du pouvoir d’État, c’est-à-dire l’élaboration collective des règles de la légitimité politique. Pour les sceptiques, ceux qui redoutent « l’altérité du pouvoir de l’opinion » (Pierre Nzinzi 2000), ceux qui estiment que les citoyens ne disposeraient pas encore de culture politique suffisante pour s’instituer comme pouvoir et que, par conséquent, ces derniers devraient être suppléés par des solutions techniciennes toutes faites, ceux-là ne feraient que retarder dangereusement le véritable enjeu, à savoir l’émancipation. En effet, cette émancipation ne s’obtient pas par décret, il ne s’agit pas d’une entité éthérée ou d’un fétiche opératoire. Bien au contraire, elle est le produit d’une expérience sociale vécue, expérience grâce à laquelle on renoue avec la culture de la délibération collective, de l’égalité et de liberté pour donner au sujet citoyen toute sa dignité. La possibilité de se tromper ne doit ainsi nullement entamer la responsabilité du citoyen. Les erreurs éventuelles sont inhérentes à cette volonté d’exercer son autonomie et ne doivent pas être perçues comme des tares rédhibitoires, sous réserve de ce qu’elles fassent l’objet d’une critique intersubjective, qui permette d’indiquer la voie juste. Il s’agit de rompre avec une démarche d’appropriation qui a jusqu’à présent montrer ses limites. Pour être ce législateur fondamental, le geste constituant doit s’inscrire dans rite fondateur et pacificateur des rapports entre l’État, la société et les personnes (Jacky Hummel 2017). Le refus de l’attitude pastorale, c’est-à-dire celle qui consiste à poser sa foi dans une personne ou un groupe de personnes qui se chargerait ensuite de comprendre les enjeux à sa place, nécessite un courage. S’appuyant sur Kant, Foucault dit de cette position critique qu’elle est d’abord une certaine volonté décisoire individuelle et collective « de ne pas être gouverné ». Au regard de l’histoire du Gabon, tourner la page de l’autoritarisme commencerait par ce sursaut critique et une discussion publique entre citoyens, sans lesquels la formation du consensus civique demeurerait formaliste et donc une entreprise d’aliénation politique massive.
Doukaga Ben Loïc, Germaniste (Attaché de recherche, Université de Brême).