La période actuelle suscite trois séries de questions : sur le rapport des militaires au pouvoir à notre histoire, sur leur capacité à faire régner la justice et, sur leur disposition d’esprit à réhabiliter certaines personnes.
Depuis le 30 août, nombre d’observateurs questionnent le sens politique d’une transition. Voulant circonscrire la mission du Comité pour la transition et la restauration des institutions (CTRI), ils disent leurs craintes d’un enlisement ou d’une dispersion des forces. Cent jours plus loin, leurs interrogations font toujours autant sens. La période actuelle s’inscrit-elle dans la continuité ou dans la rupture avec les années Ali Bongo ou plus largement celles marquées par le règne du Parti démocratique gabonais (PDG) ? Vise-t-elle à faciliter le passage d’un régime réputé autoritaire à un autre, plus vertueux et plus démocratique ? Ou plutôt à hâter l’essor collectif «vers la félicité», c’est-à-dire ce bonheur national brut théorisé par l’ancien roi du Bhoutan, Jigme Singye Wangchuck, et fondé sur quatre piliers : le développement économique et social à la fois durable et équitable, la préservation et la promotion des traditions locales, la protection de l’environnement et, la bonne gouvernance ?
Droit à la justice
Même s’ils n’en feront jamais l’aveu, les membres du CTRI en ont conscience : leur mandat soulève un triple questionnement. D’abord, sur leur rapport à notre histoire, plus ou moins récente. Sont-ils prêts à aider le peuple à exercer librement son droit de savoir, c’est-à-dire à faire la lumière sur les événements traumatisants de ces dernières années ? Sont-ils disposés à documenter ces faits et à en archiver les preuves pour écarter tout risque de révisionnisme ou de négationnisme ? Peuvent-ils aider à répondre définitivement à cette question reprise en boucle entre 2018 et 2023 : «Qui dirige le Gabon» ? Ou alors à mettre un visage sur le concepteur du si controversé «bulletin unique» voire à parvenir à une version consensuelle du déroulé et du bilan de l’assaut contre le quartier général de de Jean Ping en août 2016 ? Plus loin dans le temps, peuvent-ils se pencher sur les émeutes de Port-Gentil en 2009, sur la purge opérée dans l’administration publique entre juillet et octobre de cette même année ou sur les responsabilités dans le verrouillage de l’espace civique ?
Comme on peut s’en douter, ces questions ouvrent sur un autre questionnement : le droit à la justice. Certes, personne ne doit être livré à la vindicte populaire ou servir de mouton expiatoire. Mais nul ne l’ignore : surnommée «la Tour de Pise» pour sa propension à rendre des décisions orientées ou destinées à assurer le maintien du régime déchu, l’ancienne Cour constitutionnelle porte une lourde responsabilité dans le retard démocratique, les dysfonctionnements institutionnels et la détérioration du vivre-ensemble. En août 2016, elle évoqua une «demande reconventionnelle» d’Ali Bongo au grand étonnement des constitutionnalistes, rendant une décision des plus curieuses. En novembre 2018, elle jugea la Constitution «lacunaire», ordonnant l’application d’une notion inconnue de la littérature spécialisée : «l’indisponibilité temporaire du président de la République». En août dernier, elle valida le «bulletin unique», refusant d’entendre les critiques émises sur cette trouvaille. Pour ces seules raisons, les anciens juges constitutionnels doivent des explications à la communauté nationale.
Droit aux réparations
Les membres de l’ancienne Cour constitutionnelle peuvent-ils bénéficier d’une absolution ? Avant d’envisager une telle hypothèse, il faut répondre au questionnement sur le droit aux réparations. Tout au long de ces dernières années, des familles ont été endeuillées, des enfants ont perdu des parents, des jeunes ont été mutilés ou marqués à vie. D’autres ont été privés de leurs droits les plus élémentaires, y compris le droit au travail ou celui d’aller et venir. Peu importe la forme, il faut leur rendre justice. Rose Francine Rogombé ayant été «réhabilitée» par le CTRI, d’autres compatriotes peuvent bénéficier du même traitement. Comme Mboulou Beka ou Gregory Ngbwa Mintsa, les personnes ayant trouvé la mort à Port-Gentil en 2009 ou au quartier général de Jean Ping en 2016 méritent peut-être la reconnaissance de la nation. Et cette énumération n’a nullement prétention à l’exhaustivité. Ne pas le faire reviendrait à laisser une sentiment d’iniquité.
Selon l’agenda de la Transition, un Dialogue national inclusif est prévu pour le mois d’avril 2024. Du point de vue de nombreux acteurs politiques ou de la société civile, ce sera l’occasion d’aborder la question de la justice transitionnelle. Avec insistance et sur tous les tons, ils le disent et le redisent. Dès lors, le CTRI gagnerait à ne pas minimiser cette demande, à se préparer à y répondre. Sylvia Bongo, Nourredin Bongo Valentin et leurs affidées étant en détention provisoire pour des mobiles divers, il ne faut pas laisser le sentiment de sombrer dans la vengeance ou la justice des vainqueurs. Autrement, cela pourrait très vite susciter de la méfiance ou conduire à la désaffection populaire. Aux militaires au pouvoir de le comprendre et de réfléchir à une suite acceptable, respectueuse des droits de tous et de chacun.