Inspecteur général des finances, diplômé de l’École nationale d’administration de Paris et docteur en Philosophie souvent publié par Gabonreview, Emmanuel Ntoutoume Ndong surfe sur la récente actualité chaude de la mairie de Libreville pour partager sa pensée sur la politique de décentralisation conduite au Gabon depuis des décennies et démontrer en quoi et pourquoi elle est un échec.
La tragi-comédie qui se joue depuis quelques mois à la mairie de Libreville, et dont la démission présumée du maire Eugene Mba Obiang constitue le dernier épisode, offre l’opportunité de jeter un regard lucide et objectif sur la politique de décentralisation conduite dans notre pays depuis des décennies, de montrer en quoi cette politique est un échec malgré les gesticulations des uns et des autres, et d’esquisser quelques pistes de réformes pour rendre cette politique plus efficiente.
Présentée à l’origine comme une avancée démocratique majeure et un support indispensable du développement économique local, la décentralisation gabonaise n’est qu’une pure virtualité. La distance que l’on observe entre ce que prescrivent les textes relatifs à la décentralisation et les pratiques politiques quotidiennes est si grande, la disproportion entre l’ambition politique proclamée et les moyens dégagés à cet effet si accusé, que l’on est en droit de s’interroger sur le sérieux de ceux qui nous gouvernent. Les collectivités locales gabonaises sont davantage des instances de placement ou de recyclage des parents et des amis politiques, que des entités de délibération politique au service des populations locales.
La décentralisation n’est pas une idée nouvelle au Gabon. Sans remonter aux premières expériences coloniales, ni même aux réformes conduites sous le parti unique à partir de 1974, l’on peut soutenir que c’est à l’issue de la libéralisation politique impulsée par la Conférence Nationale de 1990 que la décentralisation s’est imposée dans le champ politique national gabonais comme un enjeu politique de première importance. Une telle remise au goût du jour était d’autant mieux reçue que le Gabon était déjà confronté à de graves difficultés liées à la crise urbaine, à l’exode rural, au recul de l’Etat providence et aux excès du centralisme politique. La décentralisation était alors présentée aux populations comme un exemple concret de participation politique et un le support du développement économique et de la transformation sociale. Force est de constater qu’aucun de deux objectifs annoncés n’a été atteint, et cela pour des raisons relevant, à la fois de la simple sémantique, de la politique, de l’économie et des finances.
Des raisons sémantiques parce que le mot « décentralisation » n’a pas une signification univoque. Il s’entend de multiples manières, tant il renvoie à des situations différentes. Sa compréhension dépend du niveau de la culture politique des populations, de la valeur des normes juridiques en vigueur, du degré d’institutionnalisation du pays, et de la valeur intrinsèque des acteurs politiques locaux. La confusion qui vient immédiatement à l’esprit est celle que certains font entre « décentralisation » et « déconcentration », alors que la première est un processus politique par lequel l’Etat délègue certaines de attributions régaliennes aux collectivités locales élues, en vertu du principe de subsidiarité, quand la seconde est une procédure administrative par laquelle l’Etat central installe des services extérieurs au niveau des collectivités territoriales.
Des raisons politiques parce que les autorités gabonaises ne sont pas encore parvenues à résoudre l’équation de la conciliation de la centralisation politique nécessaire un État en construction et la délocalisation du pouvoir politique qu’implique la décentralisation. S’il est vrai que l’Etat, quel qu’il soit, n’est pas naturellement disposé à se départir de ses attributions de souveraineté, cette situation est exacerbée dans un pays comme le Gabon où les autorités, formatées au monisme politique par 60 années de centralisme politique et de jacobinisme administratif, sont réfractaires à toute idée de partage du pouvoir. Tant que persistera la contradiction entre une orientation politique générale axée sur la construction nationale et les risques de dérives centrifuges que pourrait faire naître la délocalisation du pouvoir politique, la décentralisation gabonaise ne sera qu’une farce. C’est cette tension qui explique le caractère particulièrement pesant, voire inquisitorial de la tutelle exercée par l’Etat sur les collectivités locales gabonaises.
Des raisons économiques et financières, parce qu’une décentralisation exclusivement politique est vouée à l’échec dans un pays en voie de développement. En effet, si la nécessité de promouvoir la démocratie participative par l’implication des populations locales à la gestion de leurs affaires peut être considérée comme une avancée démocratique, l’idée demeure purement formelle si elle ne comporte pas aussi une dimension économique et financière. L’absence de concertation économique entre l’Etat et les collectivités locales d’une part, et entre ces dernières et les agents économiques locaux de l’autre, ne permet pas d’entrevoir un développement national équilibré et fondé sur la rationalisation économique et l’optimisation spéciale. De même, l’insignifiance ou l’inexistence de matière imposable dans certaines collectivités locales de l’intérieur du pays, la disparité des situations économiques locales, ne facilitent pas la mise sur pieds d’une fiscalité locale harmonieuse et efficace, en mesure d’assurer le financement des collectivités locales et de leur permettre de jouir de l’autonomie financière que leur garantissent la constitution de la république et la loi relative à la décentralisation. Si l’on ajoute à cela la modicité des dotations de l’Etat et leur caractère erratique, on comprend pourquoi les collectivités locales gabonaises, y compris Libreville et Port Gentil pourtant dépositaires d’une forte matière impossible, végètent dans la pauvreté et l’impuissance face aux vastes défis en présence. Avec un budget annuel de 27 milliards de francs CFA dont les 4/5 sont directement affectés aux salaires et au fonctionnement, la mairie de Libreville se trouve dans l’incapacité structurelle de faire face aux charges nées du transfert des compétences. Ne riez pas, le budget annuel de la mairie du 5e Arrondissement de Libreville est de 70 millions de francs CFA dont l’exécution, soit dit en passant, constitue un véritable parcours du combattant.
Et pourtant tout a été prévu par les textes. Dans ses articles 7 et 112, la constitue gabonaise institue les collectivités locales, leur assigne des attributions et leur prescrit des missions. Ces attributions et missions sont précisées au plan législatif par la loi relative à la décentralisation, puis re précisées dans le Code électoral. La constitution stipule en effet que « les collectivités locales s’administrent librement » à travers « des organes locaux élus ». Mais la liberté des collectivités locales à s’administrer est relative et comporte des limites prescrites par la même constitution. Cette liberté est à la fois générale et limitée. Générale parce que, contrairement aux établissements publics dont la compétence est liée à un objet précis, les collectivités locales ont vocation à connaître de tous les problèmes d’intérêt local. Limitée parce que les collectivités locales ne sont pas souveraines. Elles tirent leurs compétences de l’Etat. Les compétences des collectivités locales ne disposent donc pas de compétences de droit, mais d’attribution définies par la loi. La prééminence de l’Etat sur les collectivités locales repose sur « le principe de légalité » qui les soumet au contrôle de légalité exercé par l’Etat et les juridictions administratives et des comptes. Ce contrôle peut être a priori, a posteriori ou par substitution. Il est a priori lorsqu’il est requis de certains actes des collectivités locales qu’ils soient visés par l’autorité administrative locale avant d’être exécutoires. L’article 355 de la loi relative à la décentralisation précise que « les projets de budgets, les autorisations spéciales de dépenses et des virements de crédits de chapitre à chapitre, les participations financières des collectivités locales dans des organismes publics ou privés » sont soumis au contrôle a priori du représentant local de l’Etat. Le contrôle est a posteriori lorsqu’il intervient après la prise de l’acte. Ainsi, lorsqu’un acte déféré au juge administratif s’avère non conforme à la législation nationale, il est annulé par le juge administratif, seul dépositaire du pouvoir d’annulation. Le contrôle se fait par substitution lorsque, à la suite d’une défaillance de l’organe délibérant local, l’autorité qui représente l’Etat au niveau local prend la décision à la place de l’organe délibérant local.
C’est à ce niveau qu’apparaissent les dysfonctionnements les plus décriés. Les autorités représentant l’Etat ont tendance à s’accaparer le monopole du contrôle, ce qui se traduit par la relativisation de la règle de droit et la marginalisation du juge administratif. De plus, les incursions intempestives et récurrentes des autorités dans la vie des collectivités locales finissent par réduire ces dernières à un régime général d’approbation, ce qui les ravale à un simple rôle de consultation et de proposition. Or, la loi est claire, l’initiative et l’exécution des délibérations des collectivités locales sont du ressort exclusif des organes délibérants, soit d’eux-mêmes, soit de leurs exécutifs. Le principe de l’élection des organes locaux décentralisées répond à une exigence démocratique évidente. Il implique que ce pouvoir ne peut être remis à une autorité nommée, tout comme il exclut toute expression directe de la démocratie locale.
C’est dans ce contexte d’une décentralisation dévoyée et en déphasage avec sa finalité qu’il faut situer la démission présumée du maire de Libreville. Cette démission constitue un fait sans précédent dans les annales politiques du Gabon. Sauf oubli ou ignorance, il n’existe à ma connaissance aucune trace d’un maire de Libreville qui ait déjà démissionné, soit de lui-même, soit contraint par la tutelle, même en remontant à l’époque où la mairie de Libreville bénéficiait d’un statut particulier et que son maire était nommé, donc susceptible d’être révoqué, par le président de la République.
Cette démission n’est donc pas un événement anodin qu’il suffit de reléguer au rayon des faits divers, ni une comédie pour amuser la galerie. Voulue ou contrainte, cette démission est symptomatique de la déliquescence générale du pays. En effet, Libreville n’est pas seulement la ville vitrine du Gabon, c’est aussi son agglomération la plus peuplée avec près de la moitié de la population totale du pays. De surcroît, Libreville est une ville cosmopolite, héritage de son histoire particulière, et de sa vocation originelle de ville accueillante. Tout ce touche Libreville concerne, certes, d’abord ses habitants, autochtones ou allogènes, mais intéresse aussi tous les Gabonais.
Ce qui alimente les théories complotistes qui fleurissent çà et là, c’est que le jeu de chaises musicales ne soit apparu que depuis que la présidence du Conseil Municipal a été transmise à l’autre communauté autochtone, selon la coutume établie. Le maire Eugene Mba Obiang qui est mis sur la sellette aujourd’hui succédait lui-même à l’ancien maire Leandre Nzue, évincé et mis en détention, pour des motifs qui sont loin d’être clairs pour tout le monde. 6 mois après cette première interruption brutale de mandat (IBM), les habitants de Libreville, et de manière générale les Gabonais, n’en connaissent toujours, ni les raisons réelles, ni les motivations souterraines, alors que la loi relative à la décentralisation impose le droit à l’information des populations locales sur la gestion de leurs affaires.
En l’état actuel des choses, la démission du maire Eugene Mba Obiang n’est ni officielle ni effective. Selon l’article 32 de la loi relative à la décentralisation « la démission pour des raisons personnelles n’est recevable que lors d’une session du Conseil municipal ». L’arrêté du Gouverneur de la province de l’Estuaire ordonnant la tenue d’une telle session le 17 juin prochain conforte cette interprétation. C’est à l’issue de cette session et de ce qui y sera arrêté, que la démission d’Eugene Mba Obiang pourrait être réputée acceptée et définitive. Lors de cette séance extraordinaire, Eugene Mba Obiang aura l’occasion de s’expliquer sur ce qui lui est reproché. Il pourra exposer ses motivations sans faux fuyants et défendre sa propre version des faits, comme le lui permettent les dispositions de l’article 32 de la loi sur la décentralisation déjà cité supra.
Or rien n’empêche le Conseil Municipal de refuser cette démission si une majorité de ses membres déclare n’avoir rien à reprocher à la gestion du maire. Une telle hypothèse n’est pas à exclure a priori, même si nous savons que les conseillers municipaux du PDG et leurs alliés comme de coutume, suivront mécaniquement le mot d’ordre venu de la présidence de la République, et qu’ils n’hésiteront pas à sacrifier leur « camarade ». C’est le conseil municipal qui élit le maire, c’est à lui qu’il revient donc en premier d’en apprécier la gouvernance et, le cas échéant, de le sanctionner. Toute sanction émanant directement de la tutelle n’a aucune valeur légale, tant qu’elle n’a pas fait l’objet des délibérations du Conseil Municipal. L’article 91 de la loi relative à la décentralisation précise que « des arrêtés pris dans ces conditions peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir auprès des juridictions administratives ». Et l’article 92 de la même loi dispose que « tout membre du conseil d’une collectivité locale reconnu coupable d’actes ou de fautes graves contraires à la loi ou à l’éthique du service public, peut après délibération du conseil, sur des explications écrites fournies au conseil sur les faits qui lui sont reprochés, être suspendu pour une période n’excédant pas un mois, par arrêté de l’autorité administrative locale concernée ».
Pour asseoir une décentralisation crédible et utile pour le pays, les pistes suivantes peuvent être explorées et appropriées :
la mise en place d’une administration locale différente de l’administration de l’Etat ;
la revue à la hausse de la dotation de l’Etat aux collectivités locales en la portant effectivement à 10% du budget général de l’Etat ;
adjoindre à la décentralisation politique une décentralisation économique par la contractualisation des rapports entre l’Etat et les collectivités locales, en vue de faire coïncider dans une même perspective développementiste, la décentralisation, la planification et la politique régionale ;
créer 4 régions économiques ou pôles de croissance capables de contrebalancer l’attraction de la capitale en encourageant les investisseurs et les agents économiques à s’installer dans les localités de l’intérieur du pays en contrepartie d’avantages financiers et fiscaux conséquents.
faire de la région économique un lieu d’articulation entre le niveau national et le niveau local, c’est à dire instance de synthèse brisant les cloisonnements organisationnels et territoriaux pour dégager de nouvelles synergies en matière de développement économique et d’aménagement d’équipements collectifs territoire.