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Tribune libre | Philippe Mory : une tragédie gabonaise
Publié le mardi 28 juin 2016   |  Gabon Review




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Face à la nouvelle de la disparition de Monsieur Philippe Mory, l’émoi, la tristesse et l’affection le disputent à la raison et au ressaisissement. Par Anaclé Bissielo1

Assurément, c’est une grande figure qui disparaît. On pense tout de suite à la vulgate, à l’image populaire quoique non simpliste et non exempte de noblesse, du père du cinéma gabonais et un des pionniers à l’échelle du cinéma moderne continental.

Monsieur Philippe Mory était plus que cela et, prenant à témoin le livre infalsifiable de l’histoire, il faut oser le dire, aux gabonais qui ne le savent pas : un des pères de la République. Il est de ceux qui, sans le devoir aux titres officiels, appartiennent à cette petite poignée de l’intelligentsia gabonaise qui assume sur ses épaules, la naissance d’un pays avec l’accession à l’indépendance en 1960, mais dont il faut penser et porter le destin d’une autodétermination qui engage le peuple gabonais.

Le paroxysme des débats autour du sens de cette autodétermination et de l’appropriation de «notre» indépendance, comme destin nègre, bantou… gabonais, a inscrit au panthéon des évènements de 1964, quelques dizaines de citoyens, par vagues successives, de cette date à ce jour². Monsieur Philippe Mory figure à ce titre, sur la liste de l’Arrêt de l’envoi devant la Cour de Sûreté de l’Etat des prévenus de la tentative de coup d’état de 1964 au Gabon³.

La première moitié des années 1970, donnera à entendre à nouveau la voix de cette intelligentsia, de Germain Mba, martyr de premier plan, à une partie des premiers étudiants de l’Université Nationale du Gabon (UNG).

Une décennie plus tard, à travers les évènements de la Gare routière, la prise de parole de l’élite nationale, viendra encore rappeler l’actualité de la question de l’orientation fondamentale scellée par les gabonais eux-mêmes, au-delà des artifices des règnes institutionnels de la post-colonie, de la françafrique et de la loi d’airain du parti unique.

En 1990, la pensée gabonaise donnera, à la faveur de la Conférence Nationale, la pleine mesure des ambitions d’une élite … et de la détermination de tout un pays, dans les différentes composantes actives au cours des travaux. L’assassinat de Joseph Rendjambe ne manque pas de symboliser à nouveau le prix de l’inlassable conquête de la liberté.

Voix de stentor dans les grondements et les joutes de la Grande Conférence, Monsieur Philippe Mory, ne passera pas inaperçu, aux côtés d’autres colistiers dispersés par le nouveau cours de la redistribution des rôles, imposé par le parti unique.

Monsieur Philippe Mory n’a besoin de quiconque pour retracer la courbe de sa vie, entre sa naissance et sa mort. Il a su le faire de son vivant en se confiant, choix symbolique hautement délibéré, à un de ses jeunes et brillants cadets, ayant son cordon ombilical enfoui dans la même terre que le sien.

Tout, dans cette biographie écrite par Daniel Franck Idiata4, du titre, à la préface, confiée à Madame Rose Francine Rogombe, Présidente de la transition de 2009, en passant par la post-face signée du Recteur Fidèle Pierre Nze-Nguema, sonne juste et justifie l’à-propos historique du testament moral de l’enfant des lacs.

La post-face du Recteur Nze-Nguema est un texte d’une justesse et surtout d’une prescience rares, qui vaut à cet égard d’être proposée à la lecture des gabonais, comme une oraison partagée, de son vivant, par Monsieur Philippe Mory.

La post-face évoque d’un bref trait, « l’engagement artistique », pour sans doute cerner derrière la face la plus convenue de Monsieur Philippe Mory, ce qui complète le parcours du «citoyen intégral», son inscription dans la cité : « l’engagement politique ».

L’engagement politique de Monsieur Philippe Mory, le sens, au demeurant pertinent est bien celui que traduit le titre fortuit que Le Pr Idiata donne à cette biographie ; engagement que le courant existentialiste associe à l’idée que « tout homme est condamné à être libre »5

Le ton est ainsi donné : « s’il est attiré par le 7ème art… Philippe Mory n’est pas indifférent au sort de son peuple ».

Sociologue consacré6, autorisant de parler d’une école de sociologie gabonaise qui vaut par une profonde immersion dans la complexité de cette société7, le Recteur Nze-Nguema ne s’y trompe pas pour restituer l’essence de cet engagement. « Un engagement suicidaire, diront les partisans du principe de réalité ; un engagement qui avait pour objectif : redonner au peuple sa part de dignité, confisquée par une pieuvre tentaculaire, la françafrique. Une pieuvre qui articule l’emprise de la néo-colonisation au Gabon, dont Léon Mba, gauchiste jadis redouté par l’administration coloniale, sera devenu après l’indépendance, un allié objectif. Un engagement qui s’affirme donc avec la participation de Philippe Mory au coup d’État de 1964, qui lui vaut le portefeuille du ministère de la culture dans le gouvernement qui vient d’être formé par Jean-Hilaire Aubame Eyeghe…

Avec le coup d’État de 1964 (notre printemps obtenu sans effusion de sang, précise Nze-Nguema), les leaders politiques, les intellectuels et les militaires gabonais ont rendez-vous avec l’histoire ; le peuple gabonais a rendez-vous avec son destin… ils oeuvrent volens nolens pour recouvrer cette part de liberté dont l’ancienne métropole continue de faire litière, malgré… l’indépendance. Mais la ré-appropriation de la maîtrise de son destin a un coût : le prix de la liberté ».

Quid alors de la liberté, et qui est libre, s’interroge Nze-Nguema, en écho au questionnement de Paul Ricoeur.

Dans son commentaire sur l’adresse de Monsieur Philippe Mory au cours du procès des putschistes organisé à Lambaréné, Nze-Nguema fait ressortir l’analogie, remontant à la Grèce antique, avec les Philippiques de Démosthène et le recours désespéré et non moins paradoxal, à la force quand on aspire en réalité qu’à la paix, sinon, à l’esthétique de l’art, dans le cas de Monsieur Philippe Mory.

Depuis ces jours de 1964, en passant par les années 1970, 1981 et récemment la Conférence Nationale et les élections successives de 1990 à 2009, la conclusion provisoire, et qui pèse sur la conscience gabonaise, est celle de la lutte (luttes) perdue (es). Mais avec Nze-Nguema, on peut se demander si à la longue ces acteurs successifs ont eu tort de la (les) jouer. Il convoque la réponse de Démosthène qui introduit, en passant, la dimension tragique à laquelle le suicide de Monsieur Philippe Mory vient donner encore plus de relief et une portée qui transcende la mort d’un être singulier. Mort touchante d’un homme, unique dès le patronyme à lui donné, à sa naissance («MORY»: un, unique). Démosthène, rappelle l’auteur de la post-face, résumera la morale en ces termes « aux hommes il appartient de choisir leur voie, le résultat dépend des dieux ou du sort ; l’honneur de l’homme n’est donc pas dans le succès, mais dans le choix même »8

La vision du monde de l’Iliade ou du théâtre de Sophocle, complète l’éclairage de cette morale sur la tragédie qui épouse la fin du parcours de Monsieur Philippe Mory. Vision du monde « où la gloire du héros réside dans la mort et non dans le déshonneur. (…) C’est le sort du héros tragique qui devient un homme libre ». En homme libre, conclut-il, « Démosthène avait élevé sa patrie à la dignité du héros tragique.

Comme Démosthène, Philippe Mory n’est pas plus assuré de la reconnaissance de ses compatriotes. Ainsi après quatre années de prison en compagnie d’illustres compagnons d’infortune dont Jean Hilaire Aubame qui passera six ans en captivité, Philippe Mory, comme tous les héros tragiques, renoue, dès sa sortie de prison, avec la cruelle indifférence d’un peuple pour lequel il s’est engagé, au risque de sa vie.» Et dire, met-il dans la bouche de Monsieur Philippe Mory, « que c’était pour corriger le destin de ces pauvres bougres qu’on avait sacrifié nos vies. Cette bande d’ingrats et d’ignorants ! Un sacrifice inutile. Les ingrats !… C’était déjà un beau troupeau de moutons en 1964, et ça l’est encore aujourd’hui. Cette bande de nègres, des gens incapables de défendre un idéal. »

Le propos de Monsieur Philippe Mory, prévient la post-face, « traduit moins la haine ou l’aversion du héros tragique pour son peuple, que le désespoir qu’il a, chevillé au corps, de ne pouvoir l’amener à prendre conscience de la lutte… » . Conscience qui n’est pas hors de portée et dont témoigne l’histoire nationale, pour peu que la mémoire reste vivace et surmonte les distorsions et les petits conforts intellectuels et matériels du moment. Du sein de ce peuple sortirent pour combattre la colonisation « Emane Ntole, Nyonda Makita, Mavouroulou, Mbombey… les insurgés du Morena … les insurgés de la Conférence Nationale… ceux qui ont payé les exactions des forces de sécurité, consécutives aux élections chahutées de 1993-1994 »10 .

Monsieur Philippe Mory s’est donné la mort. Ce geste sera ramené aux interprétations les plus simplificatrices. A la vérité, cette tragédie, assumée en apparence par un seul homme, n’est pas le symbole d’un sort personnel ou familial. Dans cet acte, qui ne voit la tragédie d’un pays, d’une nation ! … Saufs ceux qui se condamnent soit par calcul, par ignorance, ou encore par courte vue, à ne pas comprendre l’attachement viscéral à la terre du Gabon qui nous rend depuis des décennies, si exigeant pour notre destin commun.

Le suicide de Monsieur Philippe Mory est brutal. Le suicide du Gabon, s’il n’y était prêté garde, à la lenteur du poison. Monsieur Philippe Mory, à la fois un des fondateurs de la République et père du cinéma gabonais, a (exposé) fait exploser sur la grande toile de la face du pays et du monde, la tragédie du Gabon. Monsieur Philippe Mory éveille, après tant d’indifférence passée, à la conscience d’une tragédie gabonaise écrite du sang de Ndo Edou, de Mba, de Rendjambe et d’autres aussi anonymes qu’illustres.

Tragédie dont les épisodes se jouent à chaque moment de se déterminer (l’élection), depuis que ce pays est dit indépendant et la promesse de l’autodétermination en 1960. Les épisodes électoraux où le Gabon ne s’est pas trouvé sur le bord du fil et sur le point de basculer dans la tragédie, sont l’exception. A contrario, la règle qui gouverne ces épisodes, scelle avec la mémoire de Monsieur Philippe Mory, un pacte testamentaire : ne pas se vérifier aux élections présidentielles à venir. Pour sortir d’un demi-siècle de tragédie insidieuse.

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Sociologue (Département de Sociologie et Chaire UNESCO de l’UOB), ancien Député de la VIIIème législature. Ancien Ministre de la Prospective
Sans perdre de vue, le dilemme, au centre de l’histoire de l’intelligentsia et bien connu, notamment à travers la position d’ Albert Camus, de l’interdépendance entre la fin (noble) et les moyens (pouvant être inappropriés), qui traverse aussi la pensée et le parcours des acteurs gabonais. NZE-NGUEMA ne le perd pas de vue, exprimant clairement sa préférence pour les armes de la critique plutôt que pour la critique des armes ; cf IDIATA Daniel Franck, Le prix de la liberté. Vérités sur Philippe Mory, l’icône gabonaise du cinéma africain, Libreville, les Editions du CENAREST, 2012,
IDIATA, op.cit., p.255
IDIATA, op. cit
Larousse
Il faut être pénétré du détachement scientifique, pour participer comme le fait l’œuvre du Pr NZE-NGUEMA, à une économie politique critique qui s’attache aux faits, n’épargnant même pas le premier Président de la République gabonaise, Léon MBA, dont NZE-NGUEMA est un descendant. D’où l’analyse sans sourciller de la critique, parmi les plus sévères, à l’adresse du Président Léon MBA, que portait en l’occurrence Monsieur Philippe MORY
En témoignent les conditions de l’épuisement épistémologique des ambitions longtemps portées par l’africanisme, et plus près de nous, par l’’’Ecole’’ Politique Africaine
IDIATA, id., p. 257
, p258
, p. 259

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